Follow by Email
Facebook
Twitter
LINKEDIN

Les systèmes d’évaluation utilisant étoiles ou smileys ont envahi notre quotidien. Anodins en apparence, ils sont souvent un moyen de contrôle permanent et de simplification du réel, notamment dans les entreprises.

Martin Bernard

31 mars 2021 – Les notes envahissent des pans entiers de nos vies. Que ce soit lors d’un achat sur Amazon, après une course avec un chauffeur Uber ou une visite chez le médecin, la notation est omniprésente et fait désormais partie du décor. Pour les consommateurs, les notes ont un aspect pratique et ludique. Mais elles ont aussi une face cachée, qu’ont exploré les journalistes français Vincent Coquaz et Ismaël Halissat dans leur livre La nouvelle guerre des étoiles (Calmann-Lévy, 2020).

Presque tous les systèmes de notation modernes sont nés aux États-Unis. L’un d’eux symbolise la rapidité avec laquelle ils ont été exportés en Europe : le NPS. Le Net Promoter Score (score net de promoteurs en français) a été inventé au début des années 2000 par le consultant américain Fred Reichheld, du grand cabinet Bain & Company (Boston).

Selon lui, pour prédire à coup sûr la croissance et les bénéfices d’une entreprise, il suffirait de poser une seule question aux clients : « Sur une échelle de 1 à 10, quelle est la probabilité que vous recommandiez notre établissement à un ami, un collègue ou un membre de votre famille ? » Les réponses sont ensuite compilées en trois catégories : les 9 et 10 sont considérés comme « promoteurs », les 7 et 8 comme « neutres », et les 0 à 6 comme « détracteurs ». « Dans ce système défiant toute logique mathématique, un 0 équivaut donc à un 6 », précisent les auteurs de La nouvelle guerre des étoiles. Et d’ajouter : « Dès les prémices du NPS, le message est clair : pour que le système produise ses effets, il faut mettre la pression sur les employés et se servir de cet indicateur comme d’un outil de management. » Quitte à l’utiliser pour calculer les augmentations salariales et les promotions. 

Le consulting contre la science

Simple d’utilisation et adroitement promu son créateur, le NPS fait aujourd’hui partie des indicateurs clés de performance (appelés KPI en anglais) de beaucoup de sociétés européennes et suisses. C’est le cas notamment chez Swisscom. L’opérateur helvétique informe qu’une à deux fois par an, il réalise un sondage auprès de ses clients privés et commerciaux. À partir de là, il calcule un NPS. « Cette valeur est l’une de celles qui déterminent la réalisation des objectifs au niveau du groupe Swisscom. Pour les collaboratrices et collaborateurs en contact direct avec la clientèle, la satisfaction des clients suite à un contact constitue l’une des valeurs-clés qui déterminent la partie variable du salaire », reconnaît Christian Neuhaus, porte-parole de l’opérateur.

Le NPS a pourtant été vivement critiqué par plusieurs chercheurs, dont Timothy Keiningham, de l’université de Saint John, à New York. « Il n’y a aucun article scientifique validé par les pairs qui dit que le NPS est un indicateur supérieur aux autres pour prédire la croissance. Et ça n’existera jamais. Le NPS, c’est vraiment l’histoire du consulting contre la science. »

En attendant, les systèmes de notation comme le NPS sont souvent source de stress pour les employés. « Ce sont des outils d’une extrême violence psychologique, source d’injustices et qui créent une atmosphère de travail anxiogène », constate Sami Coll, sociologue des nouveaux médias et chercheur associé à l’université de Genève. « À l’image des bornes à « smileys » rencontrés un peu partout pour évaluer la propreté des toilettes publiques ou le service au guichet, la plupart des systèmes de notation fonctionnent sans référentiel sérieux. Ils sont basés uniquement sur l’émotion directe des utilisateurs, avec toutes les dérives que cela peut entraîner ».

C’est aussi la position du syndicat UNIA. « Ces systèmes de notations sont en général peu précis et ne permettent pas une évaluation pertinente des performances », défend Philipp Zimmermann, son porte-parole. « L’utilité opérationnelle de tels systèmes est donc assez questionnable, même pour l’employeur, sauf si l’objectif est de contrôler ou discipliner les collaborateurs. »

Évaluation à 360 degrés

Les nouveaux outils de management développés par les grands cabinets de conseil vont même encore plus loin en matière de notation. C’est ce que montrent les auteurs de La nouvelle guerre des étoiles : « Plusieurs entreprises demandent désormais aux salariés de noter leurs collègues ou leurs supérieurs hiérarchiques. Là où la notation en entreprise se faisait traditionnellement du supérieur vers le subordonné, de nouveaux systèmes de notation croisés sont aujourd’hui mis en place dans de nombreuses structures, visant principalement les cadres. » Cela s’appelle aussi « l’évaluation permanente à 360 degrés ».

L’anglais EY (anciennement Ernst & Young) demanderait ainsi à ses salariés de se noter entre eux. L’emploi de l’outil SAP SuccessFactors permettrait de combiner une auto-évaluation des employés avec des « feed-back anonymes » de leurs collègues. Le tout visant à « identifier les éléments les plus performants et les moins performants ». Interrogé à ce sujet, EY Suisse n’a pas fourni de réponses dans le délai imparti. Quid du cadre législatif dans ce domaine ?

Devoir de protection

En droit suisse, un employeur a le droit d’évaluer les prestations de son personnel. Il a notamment le droit de savoir si les objectifs qu’il a fixés ont été atteints. Cela se fait traditionnellement lors d’un entretien annuel. Mais les notes fournies par les clients sont de plus en plus utilisées. « Lorsqu’il évalue, notamment lorsqu’il utilise les notes données par ses clients, l’employeur ne peut pas faire n’importe quoi. Une de ses obligations principales est de protéger la personnalité de ses employés », souligne Jean-Christophe Schwaab, juriste et conseiller municipal socialiste vaudois.

Les employés doivent notamment savoir clairement à l’avance ce qui sera évalué, quand cela aura lieu et ce qu’il convient de faire pour obtenir une bonne note ou s’améliorer en cas de mauvaise. « Comme elles ne respectent que rarement les principes évoqués ci-dessus, les « évaluations » externes, notamment celles qui sont réalisées par les clients, sont en général illégales si elles ont un impact sur la suite de la carrière. » 

Secondaire

« Les notes réduisent la complexité de la vie »

Pour le journaliste français Vincent Coquaz, coauteur de « La nouvelle guerre des étoiles », les notations « écrasent la réalité » et sont un moyen de contrôle permanent. Interview

Qu’est-ce que la frénésie de noter révèle de notre société ?

V.C. Elle montre un besoin permanent de classer et de trier les produits et services, mais aussi les gens. Nos sociétés sont obsédées par la volonté de réduire la complexité de la vie à un indicateur très simple, voire simpliste : la note. Quitte à écraser la réalité. Nous avons aussi envie d’être rassurés à l’avance, raison pour laquelle nous préférons aller dans un restaurant bien noté sur Trip Advisor, plutôt que de risquer l’inconnu. Nous vivons dans un état de surveillance permanent. Les notes sont un moyen de contrôle doux, mais insidieux, qui touche des pans de plus en plus importants de notre existence.

Dans votre livre, vous décrivez l’existence d’une économie cachée qui note nos comportements numériques.

Une partie des notes qui nous sont attribuées sont invisibles. En épluchant les conditions d’utilisation de certaines plateformes comme Airbnb ou Couchsurfing, j’ai découvert qu’elles envoyaient mes données d’utilisateur à une société nommée Sift Science, aux États-Unis. Cette dernière, que je ne connaissais pas, calculait des notes sur moi sans que je le sache. Et ces notes pouvaient avoir en retour un impact sur mon expérience client. Aux États-Unis, par exemple, un individu avec une note basse est susceptible de patienter plus longtemps pour obtenir un renseignement lorsqu’il appellera sa hotline téléphonique. En Europe, la législation est plus protectrice à ce sujet. Mais la loi est une chose, et les pratiques commerciales réelles peuvent différer. En tant que consommateur européen, j’aurais dû être protégé. Or, mes données se sont retrouvées chez une société privée aux États-Unis.

Comment mieux encadrer ces pratiques ?

Lors de notre enquête, nous avons été étonnés de constater que la notation n’était pas encore un vrai sujet politique et social. Pour les syndicats, c’est un problème, mais qui n’a pas encore été empoigné à bras le corps. Pour lutter contre ces systèmes, l’auteur de science-fiction Alain Damasio imagine d’injecter de fausses notes et données dans le système, pour qu’il n’ait plus aucun sens. Une autre piste serait de mieux penser les systèmes de notation, pour qu’ils soient moins rudimentaires et biaisés. Reste que les systèmes de notation qui ont le vent en poupe aujourd’hui vont au contraire vers une plus grande simplification.

Encadré

Quand les Jésuites inventaient les notes

Si les systèmes modernes de notation sont nés outre-Atlantique dans les années 1990, la note comme outil de classement a été inventée dans les collèges Jésuites, au XVIe siècle. En 1540, lorsqu’Ignace de Loyola fonde la Compagnie de Jésus pour mener la Contre-Réforme, son obsession est de former des « soldats de Dieu ».

Des établissements jésuites apparaissent rapidement dans toute l’Europe. « Il s’agit de privilégier les plus méritants et d’éliminer les autres. Le système élaboré sera donc obligatoirement sélectif. En un mot, il s’agit d’imaginer un système d’enseignement entièrement nouveau qui – ne reposant plus sur le privilège unique de la naissance – doit inventer d’autres modalités de « tri » des élites », explique Olivier Maulini, professeur associé à l’université de Genève.

Les élèves sont alors en permanence notés et classés les uns par rapport aux autres. Ils sont en compétition les uns avec les autres. Des prix annuels sont distribués et les meilleures copies sont affichées aux portes des classes. Les systèmes scolaires d’État développés au XIXe siècle reprendront une bonne partie de ces pratiques, qui perdurent aujourd’hui encore dans l’école publique.

> Une version réduite de cet article a été publiée dans le quotidien La Liberté du 22 février 2021.

Follow by Email
Facebook
Twitter
LINKEDIN