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L’addiction est inhérente à l’utilisation des réseaux sociaux et des plateformes numériques, dont le modèle d’affaires repose sur la captation de l’attention des utilisateurs. Derrière cette nouvelle économie se trouve une science développée à la fin des années 1990 à l’université de Stanford : la « captologie ». Le documentaire The Social Dilemna (« Derrière nos écrans de fumée), diffusé récemment sur Netflix, explore avec brio les ressorts de cette science. Aujourd’hui, d’anciens créateurs de plateformes d’échange en ligne soulignent à quel point celles-ci « déchirent le tissu social et la manière dont la société fonctionne. »

Martin Bernard

25 octobre 2020 – Le numérique est omniprésent. La plupart des êtres humains sont désormais confrontés à des écrans, et cela ne va pas sans poser problème. La numérisation mobilise et génère de brûlants débats entre politiciens, économistes et entrepreneurs, notamment au sujet de la protection des données et de la sphère privée. Mais une autre inquiétude est apparue depuis peu, en lien principalement aux réseaux sociaux et aux applications digitales : la cyberdépendance.

Cette dernière peut être définie comme « un type d’addiction né avec le développement de l’utilisation d’internet, qui a pour conséquence une perte des relations sociales et une forme de dépression ». Selon Marie-Anne Sergerie, docteure en psychologie et animatrice du site cyberdependance.ca, quatre composantes sont importantes à considérer pour déterminer si l’usage d’internet et des écrans est un problème ou non :

  1. Utilisation excessive.
  2. État de manque : Sensations désagréables ressenties lorsqu’il y a cessation ou réduction dans la fréquence, la durée ou la quantité (p. ex. tristesse, anxiété, irritabilité, colère ou ennui lorsque l’accès aux technologies est impossible).
  3. Tolérance : besoin d’augmenter les quantités pour obtenir les mêmes effets (p. ex. heures consacrées à l’activité, besoin d’un meilleur équipement, achat d’applications ou de jeux, etc.).
  4. Conséquences négatives en raison de l’usage : problèmes relationnels, professionnels ou conjugaux, fatigue, perte de relations significatives, perte d’emploi ou d’occasions d’emploi, de carrière ou d’études.

Contrairement à d’autres outils, les applications numériques sont, en elles-mêmes, loin d’être neutres. Comme le montre en effet le documentaire The Social Dilemna (« Derrière nos écrans de fumée », en français), diffusé récemment sur Netflix, le processus de cyberdépendance est inhérent à l’utilisation d’internet et des réseaux sociaux. Dit autrement, l’usage des applications numériques et des réseaux sociaux conduit presque nécessairement à des formes d’addictions, car elles ont été conçues pour les générer.

Commercialiser l’attention

En effet, si nous passons autant de temps accrochés à notre smartphone, c’est que les fabricants de ces outils numériques sont parvenus à développer des astuces pour capter notre attention afin de la commercialiser.

Selon le Center for Humane Technology, fondé par Tristan Harris, ancien éthicien du design chez Google : « Plus de deux milliards de personnes (…) sont branchées sur des plateformes sociales conçues dans le but non seulement d’attirer notre attention, mais aussi de nous rendre dépendants de l’attention des autres. Il s’agit d’une économie reposant sur l’extraction de l’attention. Les algorithmes recommandent des sujets de plus en plus extrêmes et scandaleux pour nous maintenir collés aux sites web alimentés par la publicité. (…) C’est une course vers le fond du cerveau qui dégrade l’humanité. »[1]

Captologie, une histoire californienne

Ces techniques de persuasion font l’objet d’une science à cheval entre l’informatique et la psychologie : la captologie (pour Computer as Persuasive Technologies, en anglais). Cette science, directement issue du courant « behavioriste »[2], a été développée à la fin des années 1990 à l’université de Stanford par le professeur B. J. Fogg, qui y a notamment le fondé et dirige le Behavior Design Lab (anciennement appelé Stanford Persuasive Technology Lab).

Tristan Harris, cité ci-dessus, mais aussi Mike Krieger, co-fondateur d’Instagram, y ont étudié[3]. L’objectif des recherches de B.J. Fogg est de comprendre et décrire comment les ordinateurs peuvent être conçus pour influencer le comportement de leurs utilisateurs, en exploitant certains ressorts psychologiques permettant de les pousser à faire des choses qu’ils n’auraient pas faits autrement.

Les travaux de B.J. Fogg ne tardèrent pas à inspirer les fondateurs de Facebook, YouTube, Instagram, Twitter, Snapchat et autres LinkedIn, qui comprirent le potentiel qu’ils pouvaient en tirer pour réaliser d’énormes profits.

Approbation sociale et circuit de la récompense

L’un des ressorts psychologiques majeurs sur lequel s’appuient ces géants du numérique pour rendre leurs utilisateurs captifs est l’approbation sociale. Cette dernière est liée à l’estime de soi. Dans toutes les cultures, en effet, la grande majorité des individus pondèrent leurs actions en fonction de la façon dont celles-ci sont perçues par les autres. Cette perception viendra en retour alimenter l’estime qu’ils ont d’eux-mêmes. Les personnes quelque peu isolées socialement, en manque de reconnaissance sociale ou de contacts humains, sont particulièrement susceptible de désirer un échange régulier et l’approbation de leurs proches.

Facebook, Instagram ou SnapChat ont bien compris ce mécanisme. Leurs solutions influencent par exemple à quelle fréquence les personnes sont « taguées » dans les photos en suggérant automatiquement un nombre de « tags » à effectuer. Chaque personne taguée aura alors l’impression de compter aux yeux de sa communauté, et reviendra ainsi plus souvent sur l’application. Les « like », cœurs, flammes, commentaires et autres possibilités d’accroître le nombre de « followers » utilisent ce même principe.

Un processus analogue se produit lorsque nous changeons notre photo de profil sur Facebook, par exemple. « Facebook sait que c’est un moment où nous sommes vulnérables à l’approbation sociale : « Que pensent mes amis de ma nouvelle photo ? » Facebook peut accorder un rang plus élevé à cette photo dans le fil d’actualité. Elle reste donc plus longtemps sur le site et plus d’amis l’apprécieront ou la commenteront. À chaque fois qu’ils l’apprécieront ou la commenteront, notre attention sera ramenée au réseau social » détaille Tristan Harris[4].

LinkedIn, pour sa part, envoie régulièrement à ses utilisateurs des invitations de contacts. Celles-ci ont pour but de donner inconsciemment l’impression de se sentir valorisé : « Si une personne m’invite, c’est que je dois être important. » En réalité, le réseau social propose à tous ses utilisateurs des listes de personnes auxquelles envoyer une demande de contact. La plupart du temps, ces demandes sont donc faites de manière automatique.

Pour comprendre l’influence des « like » sur l’activité cérébrale des adolescents – cible privilégiée des géants du numérique – des chercheurs du département de psychologie de l’université de Californie ont créé un réseau social imitant Instagram[5]. Pour les besoins de l’expérience, plusieurs jeunes y avaient déposé leurs photos. Ils avaient ensuite été placés dans un scanner cérébral, pendant que les chercheurs leur montraient leurs photos, avec ou sans « like ».

Les résultats indiquent que les adolescents sont plus susceptibles de « liker » des photos ayant déjà reçu de nombreux « like ». En outre, à la vue de nombreux « like » sur leurs propres photos, l’activation du circuit de la récompense cérébrale, qui est associée à l’accomplissement de comportements indispensables à notre survie (comme manger ou faire l’amour), augmente. Les zones activées alors sont les mêmes que celles touchées par les addictions à la drogue ou à l’alcool[6].

Shoots de dopamine

C’est à ce stade que la dopamine intervient. Ce neurotransmetteur joue un rôle critique dans le processus de dépendance. Il est central dans l’activation du circuit de la récompense, impliqué dans des actions habituellement bénéfiques provoquant de la joie et du plaisir chez l’être humain[7]. Pour le professeur Gary Small, de l’Université de Californie, les activités numériques telles qu’envoyer des mails, des messages ou des tweets, créent justement à longueur de journée des shoots de dopamine, et peuvent ainsi engendrer une forte dépendance[8]. Chaque notification reçue sur notre smartphone produit le même effet.

La nouveauté est également source d’excitation pour le cerveau, ce qu’ont bien compris les géants du numérique. Comme le résume Tristan Harris : « Les flux d’actualités sont conçus pour se recharger automatiquement en vous donnant des raisons de continuer à faire défiler l’information, et éliminer volontairement toute raison de faire une pause, de reconsidérer votre décision ou de partir. C’est également la raison pour laquelle les sites de vidéos et de médias sociaux comme Netflix, YouTube ou Facebook diffusent automatiquement la prochaine vidéo après un compte à rebours au lieu d’attendre que vous fassiez un choix conscient (au cas où vous ne le feriez pas). Une grande partie du trafic sur ces sites est liée à la lecture automatique de la prochaine vidéo. »[9]

Des « machines à sous » dans nos poches

Tristan Harris compare les smartphones à des machines à sous, dont l’effet fortement addictif a été décrit par l’anthropologue Natasha Dow Schüll dans son livre Addiction by Design, Machine Gambling in Las Vegas (2014). Pour maximiser l’addiction, indique Tristan Harris, il est nécessaire d’offrir à intermittence régulière des récompenses diverses, comme un « match » sur Tinder, par exemple, ou l’apparition sur notre feed de belles photos inconnues liées à nos centres d’intérêt sur Pinterest.

Pour le psychologue et conférencier Nicholas Karadras, ces techniques provoquent des comportements « dopaminergiques », qui accroissent le niveau de dopamine dans le cerveau et incitent donc « l’individu à répéter ce qu’il vient de faire afin de recevoir un nouveau rush générateur de plaisir », ce qu’il appelle « le chatouillis de la dopamine »[10].

Dans la nature, les comportements dopaminergiques, essentiels à la survie, ne viennent qu’au prix d’un effort ou de délais. Ce n’est pas le cas des drogues et des attitudes addictives. Elles « offrent un raccourci vers ce processus de récompense qui inonde le noyau accumbens de dopamine sans servir une fonction biologique particulière. » Problème, selon Karadras, l’évolution ne nous a pas armés face à de tels « assauts sensoriels ». Le corps cherche alors à se protéger, ce qui provoque un manque et pousse à la répétition des attitudes d’addiction.

Hausse de l’impulsivité, amoindrissement de la pensée

En clair, la dépendance produit une réaction corporelle qui fait diminuer petit à petit le niveau de dopamine sécrété par nos cellules. Les personnes dépendantes multiplient alors les comportements dopaminergiques pour combler leur besoin de dopamine. Mais cela n’est pas sans conséquence sur le lobe frontal, le centre de décision du cerveau, associé avec le contrôle des impulsions, mais également siège du raisonnement et de la pensée. Un temps trop important passé devant un écran aurait pour effet de faire rétrécir cette partie de notre cerveau, favorisant ainsi le déclenchement de comportements plus impulsifs et agressifs, et moins de jugement réflexif.

Les ingénieurs informatiques de la Silicon Valley sont-ils au courant de ce phénomène ? Ont-ils utilisé consciemment ces ressorts de la psychologie humaine à des fins mercantilistes ? Il semble que oui. C’est ce que laisse entendre l’auteur Nir Eyal, qui fut un élève de B.J. Fogg à Stanford, dans son livre Hooked: How to Build Habit-Forming Products. Il y écrit que la production de dopamine, stimulée par exemple par des récompenses multiples (like, match, commentaires, partages, etc.), « supprime les zones du cerveau associées au jugement et à la raison tout en activant les parties associées au désir et à la convoitise ».

Repentir des apprentis sorciers

Dans une interview donnée à Axios en novembre 2017, Sean Parker, co-fondateur de Napster et ancien président de Facebook, confirma que le but des créateurs de ces plateformes « était de savoir comment consommer le plus de votre temps et de votre attention possible. Cela signifie que nous devons vous donner un petit shoot de dopamine de temps en temps, parce que quelqu’un a aimé votre commentaire ou vos photos ou un post, et cela vous amènera à ajouter plus de contenu, ce qui vous apportera plus de likes et de commentaires, etc. Il s’agit d’une boucle de validation sociale. C’est exactement le genre de chose qu’un hacker comme moi inventerait, parce que nous exploitons une vulnérabilité dans la psychologie humaine. Les inventeurs, les créateurs de ces réseaux – c’est moi, c’est Mark Zuckerberg, c’est Kevin Systrom d’Instagram – ont compris cela consciemment, et nous l’avons fait quand même. »[11]

Chamath Palihapitiya, ancien membre de la direction de Facebook, a fourni un témoignage identique lors d’une intervention à l’université de Stanford la même année : « Les entreprises d’internet grand public exploitent la psychologie. Elles veulent vous manipuler psychologiquement le plus rapidement possible et vous rendre ensuite votre shoot de dopamine. Nous l’avons fait brillamment à Facebook. Instagram, WhatsApp, Snapchat, Twitter, WeChat l’ont fait. Je ressens une énorme culpabilité. Je pense que nous savions tous, dans les profondeurs de notre esprit, que quelque chose de mal pouvait arriver. Mais la façon dont nous l’avons défini n’était pas comme ça. Nous en sommes maintenant au point où je pense que nous avons créé des outils qui déchirent le tissu social et la manière dont la société fonctionne. (…) Nous sommes à un moment où les gens ont besoin de se détacher de certains de ces outils. (…) Les boucles de rétroaction à court terme que nous avons créées et qui sont motivées par la dopamine détruisent le fonctionnement de la société (…) et c’est un problème mondial. »[12]

 

Notes

[1] https://humanetech.com/wp-content/uploads/2019/06/Technology-is-Downgrading-Humanity-Let%E2%80%99s-Reverse-That-Trend-Now-1.pdf

[2] Le béhaviorisme, behaviorisme ou comportementalisme, est un paradigme de la psychologie scientifique selon lequel le comportement observable est essentiellement conditionné soit par les mécanismes de réponse réflexe à un stimulus donné, soit par l’histoire des interactions de l’individu avec son environnement, notamment les punitions et renforcements par le passé. (Wikipédia)

[3] Leslie, I. (2016). The Scientists who make Apps Addictive. The Economist. https://www.1843magazine.com/features/the-scientists-who-make-apps-addictive

[4] Harris, T. (2016, 18 mai). How Technology is Hijacking Your Mind — from a Magician and Google Design Ethicist. Medium. https://medium.com/thrive-global/how-technology-hijacks-peoples-minds-from-a-magician-and-google-s-design-ethicist-56d62ef5edf3

[5] Hernandez, L., A Payton, A., Greenfield, P., Dapretto, M., & Sherman, L. (2016, mai). The Power of the Like in Adolescence : Effects of Peer Influence on Neural and Behavioral Responses to Social Media (27). https://doi.org/10.1177/0956797616645673

[6] Envoyé spécial.  L’addiction aux écrans : « héroïne numérique ».  [vidéo en ligne]. Youtube, 22/01/2018 [consulté le 6 juin 2020]. 1 vidéo, 45:22 min. https://www.youtube.com/watch?v=DyK4vxbAmwQ

[7] Salomon, L. (2010, 6 mai). Drogues, circuit de la récompense et dopamine. Futura Sciences. https://www.futura-sciences.com/sante/dossiers/medecine-drogues-effets-dependance-961/page/9/

[8] Gary, S. (2009, 22 juillet). techno Addicts. Psychology Today. https://www.psychologytoday.com/us/blog/brain-bootcamp/200907/techno-addicts

[9] Harris, T. (2016, 18 mai). How Technology is Hijacking Your Mind — from a Magician and Google Design Ethicist. Medium. https://medium.com/thrive-global/how-technology-hijacks-peoples-minds-from-a-magician-and-google-s-design-ethicist-56d62ef5edf3

[10] Karadras, N. (2020). Hypnotisés : Les effets des écrans sur le cerveau des enfants. Desclée De Brouwer.

[11] Ewafa. (2017, 11 novembre). Sean Parker – Facebook Exploits Human Vulnerability (We Are Dopamine Addicts) [Vidéo]. YouTube. https://www.youtube.com/watch?v=R7jar4KgKxs

[12] Equals Four Media. (2017, 11 décembre). Facebook Exec : Social Media Ripping Apart Society, “You are programmed. » [Chamath Palihapitiya] [Vidéo]. YouTube. https://www.youtube.com/watch?v=d6e1riShmak

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