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Plus de la moitié des salariés suisses consommeraient des substances pour doper leurs performances. Des pratiques que les spécialistes estiment en hausse.

Par Martin Bernard

26 décembre 2018 – C’est presque devenu un rituel. Avant chaque réunion importante, Mélanie* avale quelques gouttes d’huile de cannabidiol (CBD), une substance présente dans le cannabis. Il s’agit pour elle, qui travaille dans le milieu du design, d’un moyen de faire retomber la pression. «Le CBD a les vertus relaxantes du cannabis sans la défonce, précise la jeune femme. Chez moi, ça fonctionne bien, mais je pense qu’il ne faudrait pas en consommer tout le temps.»

Divers produits dérivés à base de CBD sont disponibles dans des magasins spécialisés ou en kiosque. Selon certains spécialistes, la substance aurait effectivement des effets antalgiques, antidépressifs, antipsychotiques et favoriserait la relaxation musculaire tout en induisant pas ou peu d’effets secondaires. Depuis 2016, sa consommation a le vent en poupe, notamment dans le monde du travail, où elle s’ajoute à toute une série de pratiques dopantes destinées à augmenter la performance, à faire face au stress ou simplement à décompresser une fois rentré à la maison.

Pandémie de stress

Ces pratiques sont répandues en Suisse. En 2014, une étude sur le sujet, commandée par la Suva et menée par l’Institut suisse de la recherche pour la santé publique et l’Université de Zurich, a démontré que trois quarts des sondés (71,6%) avaient déjà entendu dire que certains médicaments et drogues soumis à prescription étaient consommés pour améliorer les facultés cognitives ou l’humeur. Sur les plus de 10 000 participants à l’enquête, 4% ont reconnu avoir pris au moins une fois et sans indication médicale des médicaments ou des drogues soumis à prescription tels que tranquillisants, somnifères ou antidépresseurs.

L’étude a aussi révélé que le dopage est «nettement plus fréquent» en Suisse romande, chez les personnes en formation et les jeunes âgés de 15 à 24 ans. Les professions du social et de la santé seraient en outre particulièrement touchées. Mais tous les corps de métier sont concernés.

Si l’on inclut à ces drogues les substances de dopage dites «douces», comme la caféine, le tabac, les boissons énergisantes ainsi que les préparations vitaminées et fortifiantes, le nombre de personnes concernées augmente sensiblement. Selon l’enquête de la Suva, près de 64% des salariés interrogés ont rapporté avoir eu recours au moins une fois à ces substances «douces» pour «stimuler leur mental, réduire leur nervosité, remonter leur moral au travail ou pour se détendre après un stress au travail ou dans leur formation».

Une autre enquête du Secrétariat d’Etat à l’économie (Seco) publiée en 2010 affirmait aussi que, même en prenant en compte les sous-déclarations (courantes dans ce domaine), «près de la moitié des personnes actives occupées en Suisse ont, au cours des douze derniers mois, consommé des substances au moins une fois en relation avec leur travail».

L’alcool figure en bonne place

Dans ce panorama des produits dopants, l’alcool occupe toujours une place importante, même si sa consommation tend à baisser. En 2011, un rapport de l’OFSP indiquait qu’environ 2% des salariés suisses (environ 70 000 personnes) présentent une consommation problématique d’alcool. Selon la même étude, les baisses de productivité, les absences et accidents liés à l’alcool génèrent des coûts annuels d’un milliard de francs pour les employeurs. En outre, selon l’OMS, 15 à 25% des accidents du travail seraient dus à l’alcool ou à d’autres substances psychoactives (voir le site www.alcoolautravail.ch).

Aucun chiffre n’est disponible pour démontrer avec certitude une hausse de la consommation de psychotropes dans le monde du travail. Mais Patrick Froté, docteur en psychologie et responsable du centre médical Phénix Chêne, à Genève, spécialisé dans la prise en soins des adultes présentant des abus ou des addictions à différentes substances, en est convaincu: «Le dopage professionnel est sans conteste en augmentation, car le culte de la performance s’accroît de plus en plus et les produits dopants, mêmes illégaux, sont de plus en plus nombreux et accessibles.»

Brigitta Danuser, spécialiste de la médecine du travail à l’Institut universitaire romand de santé au travail (IST) et à l’Unil, complète: «De manière générale, il y a une corrélation entre la présence de stress et la consommation de médicaments ou de neurostimulants pour être performant ou pour se détendre.» Or les chiffres le montrent: le nombre de personnes anormalement stressées au travail augmente chaque année.

Selon le Job Stress Index 2018 de l’association Promotion Santé Suisse, par exemple, plus de 27% des employés helvétiques font état de plus de contraintes que de ressources sur leur lieu de travail (contre 25,4% en 2016). La pandémie du stress au travail est aujourd’hui reconnue comme telle en Suisse et en Europe. Mais elle reste difficile à juguler car ses causes sont profondément ancrées dans une certaine culture de travail.

En augmentation depuis les années 1990

Selon Koorosh Massoudi, chercheur à l’Université de Lausanne, le problème a commencé à prendre de l’ampleur au milieu des années 1990: «La globalisation de l’économie a alors fait grimper la compétitivité, ce sentiment de devoir toujours être performant, autrement autrui prendra votre travail. A cela se sont ajoutés une plus grande insécurité de l’emploi et des méthodes de management beaucoup plus dures, axées sur l’évaluation individuelle.» Pour Dwight Rodrick, responsable prévention et formation en entreprises chez Addiction Suisse, il est donc clair que, «au vu des nouvelles organisations de travail, il y a aujourd’hui plus de risques de consommer des substances dopantes».

L’introduction dans les entreprises des nouvelles technologies de l’information et de la communication (TIC) a aussi conduit à un chamboulement des processus de travail, entraînant de nombreuses surcharges émotionnelles et cognitives. Dans ses travaux, le sociologue français Thierry Venin a par exemple souligné que les deux principaux facteurs de stress chez les cadres – les interruptions fréquentes et les difficultés à concilier vie professionnelle et vie privée – «sont étroitement liés aux TIC, quand ils n’en sont pas des conséquences directes».

«Les neurosciences apportent aujourd’hui énormément d’éléments de réponse à ces questions, complète l’anthropologue genevois Jean-Dominique Michel, également consultant et spécialiste en dynamique humaine de l’entreprise. Notre cerveau n’est pas fait pour rester en alerte toute la journée. Il a besoin de pauses fréquentes. D’un autre côté, en raison de la masse d’informations générée par les TIC, l’approfondissement d’une tâche est devenu plus difficile, ce qui désorganise le cerveau et toute l’organisation neurologique interne de l’être humain.

Pour pallier cette souffrance, les gens substituent à la phase de repos indispensable la prise de substances psychoactives, à commencer par le café.» Mais il s’agit d’un pis-aller. A long terme, l’abus de ces produits est incompatible avec la santé et réduit la performance individuelle. Pour un entrepreneur, il est donc vital de chercher à prévenir ces pratiques. Mais la tâche s’avère ardue. «Quelqu’un qui consomme des substances psychoactives le fera en silence, en cachette et sera souvent dans le déni», confirme Dwight Rodrick.

Solutions pour les PME

«Chez Addiction Suisse, nous formons donc les cadres à observer les changements factuels liés au travail plutôt que de porter un diagnostic qui est du ressort du corps médical. Le but n’est pas de sanctionner dans un premier temps les personnes concernées, mais de leur faire entendre raison, avec bienveillance.» Le responsable informe qu’environ une dizaine d’entreprises s’adressent à Addiction Suisse chaque année dans ce cadre.

Le docteur Patrick Froté préconise quant à lui une réflexion plus globale, car tout l’environnement social est source de pressions permanentes: il faut rester jeune, fort, performant sexuellement, en plus d’être irréprochable au travail. Pour lui, la prévention n’est pas forcément un bon angle d’attaque pour les PME. «Il faudrait plutôt réfléchir à apporter un peu de conscience et se demander si cette exigence de performance, que nous avons fortement intériorisée, nous rend vraiment heureux. Il faudrait créer des espaces de parole et de jeu, de détente et de convivialité, afin de retrouver un temps plus humain où disparaissent pression de performance et compétitivité.»

L’anthropologue Jean-Dominique Michel travaille justement sur ce genre de solutions systémiques. Avec des associés néerlandais et californiens, il lancera début 2019 une start-up dont la mission se veut de faire évoluer le paradigme de la vie au travail par la diffusion de programmes neuroéducatifs spécifiques à l’intention des entreprises. Ils porteront sur le développement d’aptitudes individuelles, managériales et collectives. «Il a été constaté qu’une diminution de la compétitivité au profit de la synergie, de la coopération et de valeurs véritablement incarnées dans l’entreprise entraîne un effondrement des niveaux de stress et une augmentation de la productivité de l’ordre de 20 à 30%», assure le spécialiste.Un écosystème qui serait également favorable à une diminution des pratiques dopantes.

* Prénom d’emprunt.

> Publié dans le numéro de janvier-février 2019 de PME Magazine.

 

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