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Le Nord Stream 2 est depuis plusieurs années au cœur d’enjeux économiques et géopolitiques entre l’Union européenne (UE), la Russie et les États-Unis. Ce projet de gazoduc reliant la Russie à l’Allemagne via la mer Baltique fait l’objet de luttes intenses de pouvoir des deux côtés de l’Atlantique. La façon dont il se concrétisera aura certainement un impact déterminant sur l’évolution des relations entre l’Union Europénne et les États-Unis, mais aussi entre Bruxelles et Moscou, dans les années à venir.

Martin Bernard

5 avril 2020 – Avec une capacité de 55 milliards de m3, autant que son frère aîné Nord Stream 1, le gazoduc Nord Stream 2 représente un investissement d’une dizaine de milliards d’euros. Il est financé pour moitié par Gazprom et l’autre moitié par cinq sociétés européennes (OMV, Wintershall Dea, Engie, Uniper et Shell). Une fois achevé, le gazoduc doublerait la capacité d’exportation directe de gaz de la Russie vers l’Allemagne. Cette dernière dépend presque entièrement des importations pour sa consommation nationale de gaz naturel. Avec Nord Stream 2, elle deviendrait le premier point d’entrée vers l’UE pour 110 milliards de mètres cubes de gaz par an.

D’une longueur de 2460 km, le Nord Stream 2 doit relier Oust-Louga en Russie à Lubmin, près de Greifswald, en Allemagne. Actuellement, quelque 160 kilomètres du gazoduc, situés dans la zone économique exclusive danoise, restent encore incomplets, et l’UE examine à nouveau le projet. L’Allemagne a en effet demandé une dérogation pour être en conformité avec la nouvelle directive européenne sur le gaz entrée en vigueur en mai 2019.

Sanctions américaines

Dernier rebondissement en date, le 20 décembre 2019, le président américain Donald Trump a signé la loi imposant des sanctions contre le gazoduc. Ces sanctions, qui font partie d’un paquet législatif plus large portant sur le budget de la défense américain pour l’année fiscale 2020, comprennent le gel des avoirs et la révocation des visas américains pour les entrepreneurs liés au gazoduc.

Première visée, l’entreprise suisse AllSeas, propriétaire du plus grand navire de pose de gazoduc du monde, a annoncé le 21 décembre 2019 la suspension de ses travaux d’installation. Contactée, elle confirme aujourd’hui que ses trois navires ont quitté la mer Baltique et ont été démobilisés du projet Nord Stream 2. « Pioneering Spirit est actuellement à Rotterdam en préparation pour un nouveau travail. Solitaire, quant à lui, est occupé à la pose d’un gazoduc dans la mer de Norvège, qui n’est pas lié au projet Nord Stream 2. »

Ce retrait a retardé l’achèvement du projet, prévu initialement pour fin 2019 ou début 2020. « Nous recherchons activement des solutions pour terminer la pose des tuyaux. Tous les autres travaux comme l’achèvement des décharges et les travaux en mer pour stabiliser le gazoduc se poursuivent comme prévu », informe Jens Mueller, porte-parole de l’entreprise Nord Stream 2, elle aussi basée en Suisse, qui supervise la réalisation du gazoduc.

Mais remplacer AllSeas n’est pas aisé. Peu d’entreprises ont en effet les technologies nécessaires pour poser des gazoducs en eaux profondes. « Nous sommes bien sûr capables de terminer la construction nous-mêmes, sans impliquer de partenaires étrangers », a pourtant déclaré Vladimir Poutine lors d’une conférence à Moscou en présence d’Angela Merkel. L’entreprise étatique Gazprom dispose selon lui de deux navires capables de se substituer à AllSeas.

Une source diplomatique européenne, cité par le journal Les Echos, a cependant jeté le doute sur la capacité de Gazprom à voler au secours du Nord Stream 2. « Selon nos informations, les navires russes cités par Vladimir Poutine sont trop petits et situés dans des ports trop éloignés pour être rapidement opérationnels », a déclaré ce diplomate aux « Echos ».

En décembre 2019, le président de la United Shipbuilding Corporation, une entreprise russe publique spécialisée dans la construction navale tant civile que militaire, a estimé qu’il pourrait falloir de quatre à six ans à l’industrie russe pour construire et déployer un navire de la taille et de la sophistication du Pioneering Spirit d’AllSeas. Le poseur de gazoduc russe Akademik Cherskiy a été mentionné comme une alternative possible, mais il y a débat sur sa capacité à mener à bien le travail.

Intérêts ukrainiens menacés

Les sanctions américaines, fermement condamnées par l’Allemagne, l’UE et la Russie, sont survenues alors que les États-Unis et certains pays européens – l’Ukraine, la Pologne et les pays baltes – craignent que ce gazoduc n’accroisse la dépendance des Européens vis-à-vis du gaz russe et renforce l’influence de Moscou. Plus prosaïquement, l’Ukraine en particulier craint de perdre une partie de la manne financière liée à l’acheminement gazier à travers ses frontières. Kiev « perçoit presque 2 milliards $/an de la Russie pour le transport du gaz vers l’Europe. Le contournement de l’Ukraine permettra à Vladimir Poutine de diminuer sensiblement ces paiements et d’imposer les tarifs du marché pour les futures livraisons gazières à Kiev », indique Laurent Horvath, Géo-économiste de l’Energie.

Pour Ramunas Vilpisauskas, professeur à l’université de Vilnius, les critiques à l’égard de Nord Stream 2 font partie de l’offensive commerciale des États-Unis pour vendre leur gaz en Europe, « l’objectif commercial (…) semble être la raison principale des critiques », a-t-il dit à l’AFP. Washington cherche en effet à augmenter ses livraisons de gaz naturel liquéfié vers l’Europe, malgré des prix qui restent plus élevés que celui du gaz russe.

La Pologne, base avancée des États-Unis pour le GNL

C’est en Pologne (à Swinoujscie), autre opposant farouche au Nord Stream 2, que le premier chargement de gaz naturel liquéfié pour l’Europe du Nord est arrivé en provenance des États-Unis, en juin 2017[1]. Il a été salué comme il se doit par Donald Trump, présent à Varsovie en juillet de cette année-là lors de la réunion annuelle des membres de l’Initiative des Trois Mers[2]. Son homologue polonais a, pour sa part, déclaré qu’il espérait un contrat à long terme pour la fourniture de gaz liquéfié américain[3]. Il souhaitait ainsi faire de son pays une plaque tournante dans l’approvisionnement énergétique de l’Europe centrale et orientale.

En passant par la Pologne et les pays Baltes, l’objectif américain est de réduire la dépendance gazière des pays d’Europe de l’est envers Moscou, et donc aussi d’affaiblir l’économie russe, qui dépend largement des livraisons d’hydrocarbures en Europe. Ce contexte géostratégique explique aussi pourquoi la Pologne, appuyée par les États-Unis, ainsi que les pays membres du groupe de Višegrad, s’opposent avec force au gazoduc Nord Stream. Comme on l’a vu, ce dernier aura cependant plus de répercussion sur l’Ukraine, qui pourrait voir sa part de transit diminuer, que sur la Pologne ou les pays Baltes. Cela dit, Kiev a signé un accord avec Moscou en 2019, assurant la poursuite du transit gazier à travers le pays en direction de l’Europe de l’Ouest jusqu’en 2024.

Opposition historique

Le gouvernement polonais s’est toujours opposé farouchement aux projets gaziers reliant l’Allemagne et la Russie. En 2006, une année après l’annonce de la création du gazoduc Nord Stream 1, le ministre de la défense polonais Radoslaw Sikorski, proche des intérêts anglo-saxons en Europe de l’est[4], a fait un rapprochement entre le Nord Stream 1 et le pacte germano-soviétique de 1939, conclu par l’Allemagne d’Hitler et l’URSS. Jeu de dupe et effet d’annonce, mais la référence était lourde de sens et rappelait les heures sombres de l’occupation allemande, puis russe, de la région, et les nombreuses souffrances endurées par la nation polonaise tout au long du 20e siècle.

S’appuyant sur ce lourd passé, Washington utilise ses différentes alliances avec la Pologne et les pays baltes pour bloquer toute forme de rapprochement économique et politique entre Berlin et Moscou. En 2016, le déploiement sur le sol polonais de missiles anti-aériens américains dirigés contre la Russie n’est qu’un exemple de cette nouvelle politique d’endiguement destinée aussi à réduire l’influence de la Russie dans son « étranger proche », c’est-à-dire dans les États qui, autour de la Fédération de Russie, constituaient l’Union soviétique.

Carte maîtresse de la politique continentale anglo-saxonne

Dans cette optique, la Pologne, de par sa position géographique[5] et son poids économique, a toujours été une carte maîtresse de la politique continentale britannique et américaine, car elle permet de disposer d’un levier stratégique face à l’Allemagne et la Russie. Comme l’a souligné le journaliste suisse Guy Mettan : « Depuis les partages de la fin du XVIIIe siècle, la Pologne, jusqu’à aujourd’hui d’ailleurs, a toujours pu compter sur l’Angleterre, qui ne voulait à aucun prix que la Russie s’installe au cœur du continent européen en contrôlant la Pologne. »[6]

Le comte Richard Coudenhove-Kalergi, l’un des pères de l’Europe actuelle, a fait une analyse identique en 1938 : « La Pologne est le centre du monde est-européen… De la force et de l’influence de la Pologne dépendent la sécurité et l’indépendance de toute l’Europe de l’est… s’il est possible de rattacher la Pologne à l’entente entre la Grande-Bretagne et la France… alors la paix peut être maintenue dans cette région du monde. »[7]

On le voit, ce qui est à l’œuvre dans toutes ces manœuvres diplomatiques, économiques et militaires est un jeu d’influence destiné à contrôler une zone géographique considérée par certaines élites anglo-américaines comme essentielle au maintien de la domination mondiale. Ce contrôle, depuis la chute du rideau de fer, passe par un soutien moral, financier et logistique à « l’indépendance » des anciennes républiques de l’URSS, au premier rang desquelles se trouve l’Ukraine.

La géopolitique d’Halford John Mackinder

Plus fondamentalement encore, derrière l’opposition au gazoduc Nord Stream 2 se trouve une vieille crainte énoncée pour la première fois par le géographe Halford John Mackinder, pionnier de la géopolitique anglo-saxonne, au début du 20e siècle. Impérialiste convaincu, Mackinder voyait comme une menace sérieuse pour la pérennité de l’Empire britannique un éventuel transfert de la technologie allemande en Russie par le biais d’une coopération étendue entre les deux nations. « Le déplacement de l’équilibre du pouvoir en faveur de l’État pivot entraînant son expansion sur les terres marginales de l’Eurasie, permettrait l’utilisation de vastes ressources continentales (…). La domination mondiale serait alors en vue. Cela pourrait se produire si l’Allemagne venait à s’allier avec la Russie », écrivit-il dans son célèbre article intitulé The Geographical Pivot of History (Le pivot géographique de l’histoire), publié en 1904[8].

Cette crainte, qui a influencé la politique des puissances occidentales, et encore bien réelle aujourd’hui. En 2015, lors d’une conférence sur les conflits en Europe à Chicago, le politologue américain George Friedman, fondateur du site Geopolitical Futures et de l’agence privée de renseignement Stratfor, déclara : « Le terrorisme est un problème pour les États-Unis, mais ce n’est pas une menace existentielle…. L’intérêt primordial des États-Unis, pour lequel pendant un siècle nous nous sommes engagés dans des guerres – la Première et la Seconde Guerre mondiale, ainsi que la Guerre Froide – est la relation entre l’Allemagne et la Russie, car leur union est la seule force qui pourrait nous menacer ; et pour faire en sorte qu’une telle union ne voit jamais le jour ». Pour ce faire, ajouta-t-il, « les États-Unis sont prêts à créer un cordon sanitaire autour de la Russie »[9].

La « plus grande peur » des États-Unis

Friedman avait déjà présenté une analyse identique dans son livre «Les 100 Ans à venir : Un Scénario pour le XXIe siècle» (Ed. Doubleday, 2009, pour la version originale), puis dans un article paru en 2010 sur Stratfor. Dans ce dernier, il affirme : « La plus grande peur de l’Amérique ne devrait pas être la Chine ou Al-Qaeda, (mais) la fusion de la technologie de l’Europe péninsulaire avec les ressources naturelles de la Russie. Cela pourrait créer un pouvoir capable de remettre en cause la primauté américaine. Cette crainte a modelé tout le 20e siècle. La relation germano-russe, quelle que précoce et morose qu’elle soit, doit affecter les États-Unis »[10]

Cet aspect essentiel de la géopolitique anglo-saxonne est rarement évoqué dans les débats autour du gazoduc Nord Stream. Il devrait l’être, car au-delà des enjeux économiques bien réels autour de ce projet se trouvent aussi des enjeux stratégiques plus profonds, d’une importance centrale pour les États-Unis, mais aussi pour l’avenir des relations entre l’Europe et la Russie.

Notes

[1] https://www.lefigaro.fr/flash-eco/2017/04/27/97002-20170427FILWWW00149-pologne-premiere-livraison-du-lng-americain.php

[2] Le discours de Donald Trump lors de ce sommet fut inspiré en partie par Marek Jan Chodakiewicz, historien polonais théoricien de l’Intermarium et proche de l’extrême-droite. Tom Porter, « Did a Polish Far Right Activist Help Donald Trump Write His Speech in Warsaw ? », Newsweek, 7 juin 2017, https://www.newsweek.com/poland-trump-anti-semitism-632702

[3] https://visegradpost.com/fr/2017/07/08/initiative-des-trois-mers-trump-soutient-le-projet-a-varsovie/

[4] Radoslaw Sikorski est diplômé d’Oxford. Il a notamment été directeur exécutif de l’organisation internationale The New Atlantic Alliance. Il fut aussi l’architecte principal du Partenariat oriental lancé en 2009 par l’Union européenne pour permettre à l’Arménie, l’Azerbaïdjan, la Géorgie, la Moldavie, l’Ukraine et la Biélorussie de se rapprocher de l’UE et de ses membres à travers le renforcement de liens politiques, économiques et culturels. En 2014, il s’engagea dans la révolution ukrainienne et défendit le régime de sanctions instauré contre la Russie. Il est également membre du Brzezinski Institute on Geostrategy du CSIS. Depuis 1992, il est marié à la journaliste américaine Anne Applebaum, qui fut correspondante en Pologne pour divers médias anglo-saxons, dont The Economist et le Washington Post. Lauréate du prix Pullitzer, elle est membre du Council on Foreign Relations et du National Endowment for Democracy (NED), ainsi que du club estudiantin de Yale Phi Beta Kappa, qui a accueilli en son sein des personnalités de premier plan comme Henry Kissinger et pas moins de 17 présidents des États-Unis, dont Barack Obama, Bill Clinton, et Jimmy Carter. (Source : Wikipédia)

[5] Pour le politologue George Friedman, par exemple : « si les États-Unis veulent bloquer ou contenir la Russie, il n’y a qu’un seul endroit pour le faire : en Pologne. Cela n’est pas lié à l’histoire de la Pologne, mais à sa géographie. Le pays est à la frontière de la Russie. Les États-Unis ont déjà décidé d’installer un système de défense anti-balistique en Pologne (en 2012, ndlr). Ce système n’a pas besoin d’être en Pologne. Il ne fonctionnera certainement pas depuis la Pologne, mais ce n’est pas pour cela que les États-Unis l’ont installé. Ils ont posé leurs intérêts sur le sol polonais, afin de dire que le pays a une relation spéciale avec eux. Ce qui est bien plus important que ce bouclier anti-missile est le fait que les USA ont vendu des F-16 aux polonais, et entraîné leurs forces spéciales ». Source : https://www.youtube.com/watch?v=zpAkT5YnpEA  (19:47)

[6] Guy Mettan, Russie-Occident, une guerre de mille ans : La russophobie de Charlemagne à la crise ukrainienne, Editions des Syrtes, 2015, p. 241.

[7] Cité in Andrea Bosco, June 1940, Great Britain and the First Attempt to Build a European Union, Cambridge Scholars Publishing, 2016, pp. 213-214.

[8] «The offsetting of balance of power in favour of the pivot state (Russia, ndlr), resulting in its expansion over the marginal lands of Euro-Asia, would permit of the use of vast continental resources for fleet-building, and the empire of the world would then be in sight. This might happen if Germany were to ally itself with Russia». H. J. Mackinder, «The Geographical Pivot of History», The Geographical Journal, Vol. 23, No. 4 (Avril, 1904), 421-437.

[9] Dans sa conférence donnée à Chicago, Friedman souligna également : « Ce n’est pas un accident si le général Hodges (Frederick B. Hodges, commandant de l’armée américaine en Europe, ndlr) parle de pré-positionner des troupes en Roumanie, Bulgarie, Pologne, et dans les pays baltes. C’est l’Intermarium, allant de la mer Noire jusqu’à la mer Baltique, dont Pilsudski a rêvé. C’est la solution pour les États-Unis ».

[10] « The single greatest American fear should not be China or al Qaeda. It is the amalgamation of the European Peninsula’s technology with Russia’s natural resources. That would create a power that could challenge American primacy. That was what the 20th century was all about. The German-Russian relationship, however early and subdued it might be, must affect the United States. »

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