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A quelques semaines de la votation du 10 juin, l’économiste suisse Michel Laloux, lui-même fervent défenseur d’une réforme du système bancaire, livre une analyse originale et sans concessions sur les mesures phares de l’initiative « Monnaie pleine ».

Martin Bernard

23 mai 2018 – Le 10 juin prochain, les citoyens suisses devront se prononcer sur la réforme du système bancaire helvétique portée par l’Initiative Monnaie pleine (IMP). L’ambition des initiants est grande : lutter contre « la croissance sauvage de la création monétaire ». Pour ce faire, l’initiative veut interdire aux banques de créer l’argent électronique (plus de 90% de toute la monnaie en circulation actuellement), et transférer cette prérogative à la Confédération.

En décembre dernier, le Conseil national a dit « non » à ce texte par 165 voix contre 10. Une telle unanimité, tous partis confondus, est plutôt rare lors d’une votation populaire. Que faut-il vraiment penser des propositions avancées par les initiants ? L’économiste suisse Michel Laloux, auteur du livre Dépolluer l’économie, a développé des idées originales pour réformer en profondeur le fonctionnement monétaire et bancaire. Pour lui, l’initiative Monnaie pleine « présente quelques aspects intéressants, mais pose surtout de nombreux problèmes ». Il appelle à poursuivre le débat après la votation. Entretien.

Michel Laloux, quelle est votre impression générale sur l’initiative ?

Je me sens devant un choix impossible : dire « non » revient à conforter le système bancaire actuel, qui porte une grande part de responsabilité dans la maladie de l’économie. Mais dire « oui », c’est accepter une proposition plus que problématique qui n’aborde pas les vrais problèmes de la monnaie. Le mérite de l’initiative est de faire naître une partie du débat. Mais ce dernier est tronqué, car les initiants n’ont pas pris comme préalable d’étudier la monnaie elle-même.

Les défenseurs de l’IMP assurent pourtant « s’attaquer aux causes mêmes de l’instabilité du système financier » et « prendre enfin le mal à la racine ». Ce n’est donc pas le cas ?

On en est loin, car la « Monnaie Pleine » telle qu’elle est proposée reste considérée comme une chose, un bien, une production qui devient une marchandise. Or cela fait plus d’un siècle que la monnaie s’est détachée de la marchandise que représentait l’or monétaire. Elle est devenue une comptabilité, ce qui correspond à sa vraie nature. Comprendre l’évolution de la monnaie permet de voir comment, d’elle-même, en accord avec sa propre nature, elle a quitté son statut de marchandise pour devenir comptabilité. Or il est impossible de « produire » de la comptabilité, de l’acheter ou de la vendre. La comptabilité est seulement un témoignage de ce qui se passe dans la vie de l’entreprise. Elle est un simple enregistrement, le miroir chiffré du fonctionnement de l’entreprise. La monnaie exerce exactement cette fonction au niveau de l’économie toute entière. Elle comptabilise tous les flux des marchandises et de services. La non reconnaissance de cette nature profonde de la monnaie est la cause principale de la maladie de l’économie.

Un des points centraux de la réforme Monnaie pleine est d’interdire aux banques privées de créer la monnaie (franc suisse) lors de l’octroi de prêts. Elles ne pourraient « prêter que l’argent mis à leur disposition par les épargnants, les entreprises, les assureurs et d’autres banques ou la Banque nationale suisse. » Que pensez-vous de cette mesure ?

En réalité, la création monétaire par les banques n’est pas un problème en soi. Elle devient problématique lorsque les crédits, comme c’est largement le cas aujourd’hui, sont destinés à nourrir la finance spéculative. L’IMP croit pouvoir régler cette question par la limitation et le contrôle des prêts par la BNS. Je crois que l’on s’apercevra assez rapidement que c’est une illusion. L’objectif principal devrait être de sortir la monnaie de l’économie, c’est-à-dire d’empêcher sa marchandisation et son accumulation. Pour ce faire, il faudrait commencer par supprimer l’intérêt, qui est le premier facteur de marchandisation de la monnaie et qui n’a aucune raison d’exister dans l’économie réelle. Il permet en effet à l’argent de travailler tout seul, de « faire des petits » comme le disait Aristote, et de rapporter des bénéfices tout en gonflant artificiellement les prix des biens et des services. L’IMP est floue à ce sujet. Certains initiants souhaiteraient même que les taux d’intérêts remontent pour mieux rémunérer l’épargne. En définitive, la circulation de la monnaie devrait être un service public à but non lucratif. Il serait ainsi nécessaire de développer un réseau public de la monnaie, au même titre qu’il existe un réseau de routes et de voies ferrées. En ce sens, les banques ne devraient pas être privées. Attention, cela n’implique pas des nationalisations. Dans mon livre Dépolluer l’économie, je décris comment on pourrait laisser la société civile organiser ce service public, avec des institutions bancaires sans but lucratif soumises à un cahier des charges et à des règles très strictes.

Dans ce scénario, étendre le monopole de l’État à la monnaie scripturale serait donc inutile ?

Une grande confusion règne aussi à ce sujet. Les initiants n’ont pas remarqué que, depuis un siècle, il est artificiel de faire une différence entre les deux types de monnaie. La monnaie scripturale est également fiduciaire, car basée sur la confiance (du latin « fiducia », confiance). Et derrière la monnaie fiduciaire se trouve toujours une comptabilisation dématérialisée, donc un élément scriptural. Les pièces et les billets ne sont qu’un des signes de la monnaie, un vêtement. Si l’on voit cela, alors on se rend compte que le seigneuriage, par exemple, c’est-à-dire la vente des pièces de monnaie par la Confédération à la BNS, est un non-sens basé sur cette ancienne vision de la monnaie considérée comme une marchandise. Vouloir étendre ce non-sens à la monnaie scripturale, comme le souhaitent les initiants, est un non-sens au carré qui nous ferait faire un pas de géant en arrière.

Quelle est votre position sur la proposition stipulant que l’argent déposé sur les comptes courant ne devrait pas être une créance (reconnaissance de dette) vis-à-vis d’une banque, et que ces comptes devraient être gérés en-dehors du bilan de celles-ci et inscrits au total de celui de la BNS pour être à l’abri des faillites bancaires ?

C’est la vraie mesure forte, le seul mérite du texte selon moi. Cette proposition suffirait à elle seule à faire de la monnaie scripturale, légitimée par la loi, une monnaie pleine. Le détour par la BNS est ici artificiel et n’apporterait que lourdeur sans résoudre, encore une fois, les vrais problèmes monétaires. Dans mon livre, je montre pourquoi, selon moi, la banque centrale est un anachronisme et pourquoi la monnaie n’a pas besoin de cette institution. Pour prendre une image, je dirais que la banque centrale joue pour l’économie un rôle identique au pacemaker pour le cœur humain. En effet, c’est prétendre stimuler l’économie de l’extérieur que de croire qu’il faut régler la « production de monnaie » à partir d’un centre. En réalité, la chose se fait à la périphérie, c’est-à-dire par l’activité des acteurs de l’économie. Et là, il convient de distinguer entre la monnaie qui sert à régler les achats courants (que j’appelle Monnaie de Consommation) et la Monnaie de Financement qui provient de prêts. L’initiative pressent la différence entre ces deux formes de monnaie, mais sans parvenir à sortir clairement du mélange des genres qui existe actuellement.

Pourriez-vous détailler la différence que vous faites entre ces deux monnaies ?

La monnaie de consommation est celle qui est enregistrée sur les comptes courants des particuliers et des entreprises, associations et institutions. Elle n’a pas à être créée. Elle existe. La BNS n’a aucune prise sur elle. Ce que j’appelle la Monnaie de Financement, en revanche, apparait, dans la situation actuelle, lors de l’octroi d’un prêt bancaire. Si ce dernier est accordé, cela tient à la fiabilité du projet de l’emprunteur, telle qu’elle a été estimée par le prêteur. Dans l’économie réelle, avec un système bancaire fonctionnant sans intérêts, il ne peut pas y avoir trop de crédits accordés. Si l’estimation a été bien faite et que le projet financé se réalise, le prêt sera remboursé ; la monnaie créée sera détruite et l’équilibre monétaire conservé. Ce processus n’a aucunement besoin d’une banque centrale. Il s’opère entre l’emprunteur et la banque. En d’autres termes, c’est à chaque fois le besoin de financement d’une entreprise ou d’un particulier qui déclenche la création monétaire. Contrairement à ce qui est dit souvent, celle-ci ne se fait donc jamais ex nihilo. Elle a toujours lieu a posteriori, après une série d’événements au niveau de l’économie et des banques. Et il en sera toujours ainsi, même si l’initiative passait. C’est une illusion de penser que la monnaie pourrait être créée en amont par la banque centrale.

Dans le cadre de son nouveau mandat, la BNS mettrait également en circulation de l’argent « sans dette ». Elle augmenterait ainsi la masse monétaire proportionnellement à la croissance économique. Cet argent serait mis gratuitement à disposition de la Confédération, des cantons ou des citoyens.

Il y aurait beaucoup à dire sur cette monnaie « sans dette ». Pour le dire en deux mots, il s’agit là d’un argent public qui est artificiellement créé alors que l’argent public devrait provenir d’une contribution des acteurs de l’économie marchande. Autrement dit, les fonds publics proviendraient ainsi de l’aval, de ce qui résulte de l’économie, de ce qui est généré en surplus. L’IMP veut créer cet argent public en amont, par un processus technocratique, en dehors de la vie de l’économie elle-même. Mais pour saisir cette problématique, il faudrait se poser la question suivante « À qui appartiennent les bénéfices des entreprises ? ». Autrement dit, il faudrait se poser la question de la propriété du capital, pas comme le fait Marx mais d’une façon toute nouvelle, en partant des phénomènes économiques eux-mêmes. On arriverait ainsi à la troisième circulation monétaire que j’appelle la Monnaie de Contribution ou de Don. Celle-ci doit alimenter l’économie non-marchande (art, culture, éducation etc.) et réclame une approche différenciée au même titre que la Monnaie de Consommation et la Monnaie de Financement. Vouloir gérer ces trois circulations via un organisme central, tel que la BNS, c’est aller à l’encontre de ce que pourrait être une économie en bonne santé, c’est-à-dire au service de l’humain.

Quel est votre point de vue sur les mesures transitoires avancées dans l’initiative, prévoyant l’octroi aux banques d’un prêt d’un montant équivalent à celui de la masse des dépôts existant en Suisse, soit environ 550 milliards de francs ?

C’est totalement surréaliste. Cela signifierait que cette masse monétaire existerait à double dans l’économie. Il y aurait alors trop d’argent en circulation, ce qui créerait inévitablement de l’inflation, notamment dans l’immobilier. En bonne comptabilité, si on sort 550 milliards du passif des banques, un montant équivalent d’actifs devrait diminuer, c’est-à-dire être vendu. A ce moment seulement on aurait un réel équilibrage. C’est possible et ça serait une bonne chose pour l’économie réelle, car ces actifs sont principalement des titres ou des actions, immobilières par exemple, qui alimentent l’économie spéculative. Si un grand nombre de bâtiments détenus par les banques étaient mis en vente, les prix de l’immobilier et du foncier baisseraient, au bénéfice des particuliers et des entreprises. Mais l’initiative n’y touche pas, comme elle ne touche pas à la question du capital et de la répartition des bénéfices.

Selon vous, le débat doit donc continuer, quel que soit le résultat du 10 juin…

Oui, il faudrait aller beaucoup plus loin et réfléchir à une autre façon d’organiser le système bancaire sans recourir à la banque centrale. C’est-à-dire faire le contraire de ce que propose l’initiative, mais en partant de l’élément positif qu’elle avance : la mise hors bilan des comptes de dépôts. Il serait également nécessaire d’étudier de près quelle est la nature des trois types de circulation monétaire que je décris. Je vais vous faire une confidence. Quand je me suis plongé dans le texte de l’initiative, j’ai été stupéfait de constater que toutes les questions que je traite dans mon livre apparaissent plus ou moins en filigrane, sans être vraiment traitées. Ce qui en résulte, cependant, est exactement la contre-image de ce que je propose. Au lieu de favoriser l’émergence d’un système bancaire horizontal, proche du terrain et de l’économie, l’IMP préconise une centralisation à contretemps de tout ce qui est en train d’émerger dans la société civile actuellement.

Une version sensiblement réduite de cet entretien a été publiée dans l’édition du magazine Bilan du 23 mai 2018.

 

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