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Le 28 février, les citoyens suisses décideront s’ils souhaitent interdire ou non la spéculation sur les denrées alimentaires et les matières premières agricoles. L’initiative populaire, portée par les Jeunes socialistes, demande « que les opérations financières spéculatives soient interdites en Suisse, lorsqu’elles portent sur des matières premières agricoles ou des denrées alimentaires… Les opérations spéculatives en lien à ces produits font fortement fluctuer les prix des denrées alimentaires, provoquant ainsi en fin de compte pauvreté et famine. » Les initiants reconnaissent cependant que les prix des matières premières peuvent aussi fortement fluctuer suite aux évolutions climatiques (gel, sécheresse, etc.). C’est pourquoi ils ne remettent pas en cause l’utilité des marchés financiers pour connaître à l’avance les prix des matières premières et des denrées agricoles, grâce à des instruments financiers appelés dérivés. Ces dérivés sont conçus pour permettre aux agriculteurs, négociants et fabricants de réduire les risques liés aux fortes fluctuations de prix. Mais ils sont aussi soumis à la pression d’opérations spéculatives opérées par des acteurs étrangers à l’économie réelle. Ce sont ces opérations spécifiques que les Jeunes socialistes souhaitent interdire en Suisse. Afin de bien comprendre de quoi il s’agit, et de mieux mettre en perspective les arguments des deux parties sur cette question, tentons de décrire comment fonctionnent ces dérivés. Comme mentionné plus haut, les marchés dérivés permettent de se couvrir contre ce qui est appelé le risque de prix. C’est-à-dire, sur le marché des commodités, la possibilité que le prix d’une matière première que l’on souhaite vendre ou acheter varie fortement – pour un négociant par exemple – entre le moment de son achat et celui de sa vente effective (à un autre négociant, ou à un fabricant), trois ou six mois plus tard. Dans le passé, certaines innovations financières ont permis la réduction du risque de prix. C’est le cas des Bourses de commerce (de Paris, par exemple), où sont cotées les matières premières, comme le blé, l’or ou le zinc. Sur ces bourses s’échangent quotidiennement des lots de blé, standardisés en quantité et en qualité, et les cours sont publics. Dès qu’une bourse cote une marchandise de qualité définie, il est possible de confronter les acheteurs et les vendeurs de cette marchandise pour une livraison dans un, deux ou trois mois, par exemple. Trois grandes catégories d’instruments financiers composent les marchés dérivés : les contrats à termes, les options et les Swaps (« échange » en anglais). Le marché des contrats à termes La bourse cote chaque jour des contrats pour livraison immédiate (au comptant), mais aussi pour livraison dans le futur. Ces derniers sont appelés des « contrats à termes ». Ils stipulent que celui qui a vendu le contrat s’engage à livrer, dans un mois par exemple, un lot de marchandise à celui qui a acheté le contrat, et ce à un prix qui est fixé aujourd’hui. Dans la bourse, le marché à termes assure la cotation de ces contrats jusqu’au jours de l’échéance. Ce jour-là, les contrats à termes valent le même prix que les contrats au comptant du jour. Voyons exactement comment – en prenant l’exemple fictif d’un négociant en blé que nous appellerons Dupontel – ces contrats à termes permettent de se couvrir contre le risque de variations des prix. Le jour où Dupontel décide de vendre 20 tonnes de blé, il constate que la bourse de Paris donne les cotations suivantes : le contrat de blé, qui est de 1 tonne, vaut 100 au comptant, et 95 à deux mois. Une baisse de prix est donc anticipée par les acteurs de ce marché. A un prix de 95, Dupontel estime que l’opération sera encore rentable. Il vend donc 20 contrats de 1 tonne à deux mois au prix de 95, soit 20 X 95 = 1900. Ceci lui permet de se couvrir en cas de baisse plus prononcée que celle à 95 annoncée par la bourse, et de s’assurer une recette certaine de 1900. Il a bien fait. Car deux mois plus tard, le prix au comptant vaut seulement 80. Dupontel obtient donc ce jour-là 1600 (20 X 80) de la vente de sa cargaison, c’est-à-dire 300 de moins qu’anticipé. Seulement dans le même temps, les contrats à termes qu’il a vendus deux mois plus tôt valent eux aussi 1600. En les rachetant à ce prix, il réalise donc un bénéfice de 300, qui lui permet de couvrir la perte essuyée sur la vente des lots de blé. Sa recette finale est donc bien de 1600 (vente de marchandises) + 300 (gain de la vente issu du rachat des contrats à termes) = 1900. Par son opération sur le marché des contrats, Dupontel s’est donc couvert contre le risque de baisse des prix de sa marchandise. Si le prix avait au contraire augmenté à 110, par exemple, il aurait cependant perdu 300 sur un gain potentiel de 2200 (110 X 20). Ceux qui achètent les contrats à termes sont les acteurs qui veulent se couvrir contre une hausse des prix. Ce sont les industriels, par exemple, qui ont déjà vendu des pâtes contenant du blé avant d’avoir acheté le blé nécessaire à leur fabrication. Supposons qu’un industriel de l’agro-alimentaire fabrique des spaghettis en grande quantité. Il reçoit une demande pour une livraison de spaghettis dans trois mois. Ce client demande un prix. Si le prix est accepté par l’industriel, il aura une commande ferme livrable dans trois mois. Le blé contenu dans son produit est donc vendu à l’avance puisqu’il ne se l’est pas encore procuré. Si le prix est fixé selon le cours du jour, augmenté des frais de stockage et d’un bénéfice – par exemple de 100 + 5 = 105 – l’industriel est perdant face à un concurrents qui fixerait son prix à 95 selon le prix anticipé dans trois mois, et se couvrant de surcroit contre une hausse des prix en achetant des contrats à termes (20 X 95 = 1900). En cas de hausse du prix à 110 trois mois plus tard, l’industriel ne fait pas de perte en devant acheter son blé plus cher qu’il ne l’avait vendu. La vente de ses contrats à 110 lui permet en effet d’obtenir un gain sur ces derniers, ce qui ramène son coût réel à 95 (contre 110 sans l’achat de contrats à termes). Dans les marchés à terme organisés (il existe aussi des marchés de gré à gré, où les contrats sont conclus entre acteurs sans contrôle d’une institution de marché), des chambres de compensation régulent les flux financiers et se substituent aux acteurs lors des transactions. Elles ont comme rôle de protéger le marché contre le comportement d’acteurs peu scrupuleux. Si elles existent, c’est en raison du fait que « pour une échéance donnée, les contrats qui donneront in fine lieu à règlement et livraison sont généralement en très faible proportion du nombre total de transactions réalisées. La plupart de celles-ci sont en fait annulées avant l’échéance par une transaction inverse, par exemple un achat par une vente (source : wikipédia) ». Ce qui peut entraîner des abus. Ainsi s’organise le marché des contrats à terme entre producteurs, négociants et industriels. Les opérations décrites jusqu’ici ne sont pas visées par l’initiative des Jeunes socialistes. Le sont celles des spéculateurs purs (banques, hedge funds, fonds de pension, etc) qui rôdent toujours autour des marchés. Ceux-ci spéculent sur une hausse ou une baisse des prix des matières premières agricoles, en espérant tirer un profit de l’achat ou de la vente des contrats à termes qu’ils réaliseront. Il peut arriver que des industriels décident de ne pas acheter de contrats à termes, car ils sont certains que les prix vont baisser. Ils spéculent alors à la baisse, et peuvent donc être également considérés comme des spéculateurs. A l’inverse, un négociant peut aussi spéculer à la hausse. Ce que réclament les initiants de l’initiative « Stop à la spéculation sur les denrées alimentaire » est que « seules les entreprises qui ont un besoin réel en denrées alimentaires peuvent utiliser des produits financiers pour s’en procurer. Cela signifie que la spéculation n’est plus possible pour les entreprises qui n’ont pas de rapport direct le marché, y compris les départements d’investissements financiers des entreprises de négoce. »
Les options Il existe deux types d’options : options d’achat (« calls ») et de vente (« puts »). Dans son livre « Le commerce des promesses », l’économiste français Pierre-Noël Giraud explique en détail comment fonctionnent les options, en prenant comme exemple une vente d’alun fictive :
« Acheter aujourd’hui une option d’achat (ou de vente) de 1 tonne d’alun à échéance de deux mois et au prix d’exercice de 100, c’est acheter, en payant aujourd’hui le prix de l’option, par exemple 5, le droit d’acheter (de vendre) dans deux mois 1 tonne d’alun au prix de 100 à celui qui a vendu l’option. »
Ainsi, si un négociant veut se couvrir contre une baisse du prix de l’alun valant 100 aujourd’hui, il achète une option de vente à deux mois au prix du jour. Le prix de l’option est de 5. Si, deux mois plus tard, le prix a baissé à 85, il exercel’option de vente et cède son alun à 100 au vendeur de l’option, qui revend lui la cargaison au prix du jour (85). Le bénéfice final du négociant est de 100-5 (achat de l’option) = 95. Celui du vendeur de l’option de vente est de 85 + 5 (vente de l’option) = 90. Tous deux ont réalisé un bénéfice supérieur au prix du jour de 85. Si le prix était monté à 110, notre négociant n’aurait pas exercé son option de vente, et aurait vendu son alun au prix de 110 sur le marché. Le vendeur de l’option spécule sur le fait que les prix vont monter, et que le négociant n’exercera pas son option de vente. Les vendeurs d’options sont donc des spéculateurs, qui peuvent aussi couvrir le risque de baisse du prix par des contrats à termes. Les options permettent donc « une protection contre la baisse du prix sans pour autant se priver d’une possibilité de gain si le prix monte », explique Pierre-Noël Giraud. Les Swaps (« échanges » en anglais) Le swap est un contrat d’échange de flux financiers entre deux intervenants. Il existe plusieurs contrats swap différents. Les plus utilisés sont le swap de taux d’intérêt, le swap de devises, le swap de risques de crédit (ou credit default swap (CDS)), et le swap sur les matières premières (ou commodity swap). Le mécanisme de base d’un swap est d’échanger à des échéances régulières (tous les trois mois par exemple) pendant une certaine période, un paiement fixe prévu à l’avance contre le paiement d’une valeur de marché qui fluctue et qui n’est pas connue à l’avance. Notre négociant en blé, par exemple, paie à un banquier le prix de marché du blé (obtenu par la vente de sa cargaison tous les trois mois), et recevra du banquier un prix fixe convenu à l’avance, de 100 par exemple.
Pour Pierre-Noël Giraud, les spéculateurs sont en théorie indispensables au bon fonctionnement des marchés financiers. « Sans spéculateurs prêts à « acheter » les risques de prix dont d’autres veulent se débarrasser, ces marchés ne pourraient par remplir la fonction d’assurance, de transfert de risques, pour lesquels ils ont été créés ». En pratique, la spéculation peut cependant aussi déstabiliser ces marchés, et engendrer des mouvements de prix qui sans elle n’auraient peut-être pas lieu. Ces mouvements appliqués aux matières premières exercent une forte pression sur l’économie réelle. Comme le précise Myret Zaki, rédactrice en chef du magazine Bilan, dans un édito du 4 février dernier :
« Entre 2006 et 2008, les paris haussiers des traders sur différentes denrées alimentaires ont fait exploser les prix de 71% pour les denrées essentielles, avec un pic à 126 % pour le riz et les grains. Un pari haussier se porte sur un contrat à terme, qui stipule que le prix sera plus élevé à l’avenir ; or, quand les prix cotés à terme s’affichent plus haut, tout le marché suit, y compris les négociants, qui signent leurs contrats de livraison de matières premières sur la base de ces prix. Au bout de la chaîne, le consommateur n’a plus les moyens de se payer cette denrée ».
  Référence : Pierre-Noël Giraud, Le commerce des promesses – petit traité sur la finance moderne, éd. du Seuil, 2009.
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