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Sans crier gare, le Centre fédéral pour la recherche agronomique (Agroscope) a lourdement été restructuré, avec à la clé plusieurs suppressions d’emplois. Depuis plus de trente ans, cette institution peu connue n’a cessé de réduire ses effectifs. Ayant pour mission de défendre «une agriculture multifonctionnelle favorisant des aliments de qualité», tiraillée entre les intérêts de l’industrie et ceux du consommateur, elle risque de ne plus disposer à terme des ressources nécessaires à sa mission publique. Enquête publiée en novembre 2016 dans le menseul La Cité.

Martin Bernard

«Décapitation», «choc terrible», «catastrophe», «décision déplorable et déstabilisante». Les qualificatifs alarmants ont fleuri à l’annonce soudaine, le 6 avril 2016, de la restructuration d’Agroscope, le centre de compétences de la Confédération pour la recherche agricole. Le plan avancé implique la disparition, au premier janvier 2017, d’un échelon hiérarchique au sein de l’institution, et la suppression subséquente de 14 postes de cadres. Le tout accompagné par l’abandon des recherches en agro-sociologie, la fermeture du banc d’essai des tracteurs à Tänikon, et la réorganisation du Haras national d’Avenches… «À l’origine de cette restructuration se trouve une volonté d’augmenter l’efficience et la flexibilité dans l’accomplissement des tâches principales d’Agroscope», explique Michel Gysi, le directeur d’Agroscope.

En accord avec les objectifs stratégiques de l’Office fédéral de l’agriculture (OFAG), dont il dépend, l’institut a officiellement pour mission de «favoriser une agriculture compétitive et multifonctionnelle, des aliments de qualité pour une alimentation saine ainsi qu’un environnement préservé». D’autres raisons, plus prosaïques, siègent cependant à cette restructuration, selon Jérémie Forney, spécialiste de l’agriculture à l’Institut d’ethnologie de l’Université de Neuchâtel: «La démarche est principalement budgétaire, car il n’y a pas eu de gros scandales dans le fonctionnement de fond d’Agroscope ces dernières années.» Dans un rapport intermédiaire publié le 15 juillet dernier, l’institution indique en effet qu’entre 2015 et 2016, son budget ordinaire «a été réduit de près de 3 millions de francs. De 2016 à 2017, il le sera encore de cinq millions supplémentaires en raison du programme de stabilisation en cours de la Confédération. Même en tenant compte des mesures déjà planifiées, prises au cours des années précédentes et actuellement mises en œuvre, des économies supplémentaires sont nécessaires».

Bien que brutale pour les responsables licenciés, cette restructuration n’est pas surprenante. Elle s’inscrit même dans le cadre d’un plan d’économie plus vaste initié fin 2014. En décembre de cette année-là, la direction d’Agroscope — qui venait d’ailleurs déjà de réorganiser de fond en comble l’institut — a pris la décision de supprimer, d’ici 2018, 55 postes financés par le budget ordinaire. Ainsi, en tenant compte des postes transférés et créés, «on obtient une réduction nette de 27 postes… sur une période allant de 2015 à 2018», indique le rapport de juillet. Le gain espéré est d’environ 2 millions de francs par an. Un montant encore insuffisant, cependant, pour compenser les coupes budgétaires prévues. De quoi envisager le pire pour l’avenir? La direction d’Agroscope affirme que non, pour autant que la situation reste en l’état. Une chose difficile à prédire, d’autant que le centre de recherche est sous pression depuis plusieurs années déjà. «Les mesures présentées en avril sont le reflet d’une évolution constante, sur le long terme, de l’institution. Depuis trente-cinq ans, elle n’a cessé de réduire ses effectifs. C’est d’ailleurs un cercle vicieux: avec moins de personnel, la recherche est moins efficace, ce qui engendre toujours plus de critiques. Et celles-ci finissent par servir d’arguments pour les interventions de la Confédération», souligne Nicolas Delabays.

Aujourd’hui professeur en agronomie à la Haute école du paysage, d’ingénierie et d’architecture (Hepia) de Genève, ce scientifique sait de quoi il parle. Il a occupé pendant treize ans, de 1997 à 2010, un poste de cadre à la station de recherche de Changins. «Avec cette nouvelle restructuration, la recherche agronomique fédérale est fragilisée, très clairement, ajoute-t-il. Tant à l’interne que vis-à-vis des partenaires extérieurs.» Pour sa part, la direction d’Agroscope défend le contraire, puisqu’elle envisage de créer, grâce à sa réforme, plus de souplesse administrative et d’efficience. L’organisation actuelle de l’institution comprend quatre niveaux hiérarchiques: la direction, les instituts, les divisions, et les groupes de travail s’occupant directement de la recherche. «Dans la nouvelle structure, les quelque 80 champs d’activités actuellement en cours ne seront nullement pénalisés, car les groupes de recherche qui les conduisent ne sont pas concernés par les nouvelles mesures», soutient Michel Gysi. «Seuls les instituts sont touchés, puisqu’ils fusionneront avec les divisions de recherche

Pesticides controversés

Pour mieux comprendre les implications de ces mesures, il est essentiel de revenir sur ce que représente Agroscope au sein de la mosaïque fédérale. Pour parvenir à remplir ses missions, l’institution, dont l’origine remonte au XIXe siècle, emploie 950 personnes à plein temps. Ses travaux sont répartis à travers tout le pays sur 10 sites de recherche. Les trois principaux sont ceux de Changins (près de Nyon), Liebefeld-Posieux, et Reckenholz. L’ensemble comprend 170 bâtiments, auxquels s’ajoute une surface agricole de quelque 800 hectares. Côté finances, Agroscope a reçu en 2015 de la Confédération une enveloppe d’environ 140 millions de francs, augmentée de quelque 22 millions issus de la vente de ses productions internes (fromages, céréales, vin, etc). A ces budgets s’ajoutent encore des financements externes, à hauteur d’environ 15 millions par an. Ces fonds proviennent d’organismes comme le Fond national suisse pour la recherche (FNS) ou le Fond européen pour la coopération dans les sciences et la technologie (COST). Mais le privé finance aussi certains programmes.

En 2014, plus d’un quart des financements externes touchés par Agroscope provenait de l’industrie — Migros, Fenaco, et Delley semences et plantes SA, notamment. Relativement modestes actuellement, ces financements pourraient bien augmenter à l’avenir. Dans son rapport intermédiaire sur sa nouvelle organisation, Agroscope mentionne d’ailleurs que «l’objectif est de développer les projets cofinancés par les fonds tiers». Une démarche susceptible d’augmenter aussi les risques de conflits d’intérêts au niveau de la recherche. «Il est clair que les industriels qui financent des travaux paient pour des prestations qui leur rapportent quelque chose», reconnaît d’ailleurs Michel Gysi. «C’est à nous de poser des limites, et nous pouvons toujours refuser.» L’exercice, cependant, pourrait s’avérer difficile, surtout en période de restriction du budget de la Confédération. «Les lobbys économiques sont forts et les tendances productivistes européennes ont une influence certaine», note Lucas Luisoni, ingénieur agronome EPFZ et chargé de cours à l’Hepia.

La nouvelle organisation interne sera composée de dix nouvelles unités chargées de collaborer soit avec la communauté scientifique et les Hautes écoles, soit avec les diverses parties prenantes du monde agricole (agriculteurs, entreprises, services de vulgarisation). «Actuellement, les instituts s’occupent chacun de développer ces deux orientations, note Michel Gysi. À l’avenir, il y aura de nombreuses collaborations et synergies entre les nouvelles unités, mais chacune aura ses tâches propres.» Cette mesure, destinée à améliorer l’efficience d’Agroscope, est cependant vue d’un œil critique par Nicolas Delabays. «L’hybridation entre les recherches scientifiques et les applications pratiques a fait la force des stations fédérales par le passé. C’est ce qui a permis à la Suisse d’être pionnière dans le domaine de la production intégrée, par exemple. Pas sûr, donc, que l’abandon de ce fonctionnement aille dans le sens d’une amélioration de la recherche agronomique suisse

Fondamentales, les études consacrées à «l’intensification écologique» représentent actuellement 50% du budget d’Agroscope. «Derrière cette dénomination se trouve l’ambition de pouvoir produire au moins autant de denrées alimentaires avec moins d’eau, d’engrais, de pétrole, ou de pesticides», détaille Jean-Philippe Mayor, ancien responsable de l’Institut des sciences en production végétale de Changins, que La Cité a rencontré en début d’année, avant d’apprendre la nouvelle de son licenciement. Dans ce domaine, la recherche liée aux produits phytosanitaires est centrale. Agroscope est d’ailleurs impliquée également dans le processus d’homologation de ces derniers. Un mandat qui lui a causé quelques ennuis par le passé (lire encadré). «Les pesticides sont politiquement sous pression. Il faut donc investir pour présenter de nouvelles solutions», précise Michel Gysi. Une agriculture sans recours aux pesticides est-elle envisageable en Suisse à l’avenir? «Se passer de ces produits est possible, et même à moyen terme, reconnait Jean-Philippe Mayor. Mais le but premier est d’avoir une agriculture compétitive produisant des denrées alimentaires de qualité et en quantité suffisante. Utilisés de manière spécifique et restreinte, les pesticides permettent d’atteindre cet objectif

Questions d’avenir

Produire des aliments de qualité à l’aide d’une utilisation raisonnée des pesticides, une ambition qui pourrait sembler contradictoire. Mais tout dépend de la définition donnée au concept de «qualité». Aujourd’hui, celui-ci désigne en fait souvent «les normes qualitatives du marché, liées par exemple à la présence de tâches dues à des maladies ou à des piqures d’insectes, explique Olivier Félix, responsable du secteur Protection durable des végétaux à l’OFAG. Le marché, respectivement le consommateur, n’accepte pas la présence de larves d’insectes dans les fruits ou légumes commercialisés. L’utilisation de produits phytosanitaires est nécessaire pour satisfaire à ces normes de qualité». C’est pourquoi les scénarios étudiés par l’OFAG et Agroscope concernent avant tout les possibilités de réduire l’utilisation des pesticides, non pas à développer une agriculture se passant de ceux-ci.

Pour ce faire, les stations de recherche développent par exemple des variétés de fruits ou de légumes plus résistantes aux pathologies, ou des méthodes alternatives comme l’introduction de bandes fleuries pour limiter naturellement la prolifération des ravageurs et des maladies. Au final, l’orientation de la recherche dépend donc aussi du modèle agricole défendu à Berne. «Au XXe siècle, la Confédération a développé une vision monolithique de l’agriculture, sur des bases productivistes, technologiques et industrielles, avec peu de places pour des discours alternatifs, argumente Jérémie Forney, de l’Université de Neuchâtel. Ce modèle est contesté aujourd’hui, mais la majorité des fonds de recherche sont encore alloués à des projets en phase avec cette agriculture dominante. Agroscope ne s’est jamais donné pour mission de repenser l’agriculture. De par sa dépendance à l’OFAG, l’institution fonctionne à l’intérieur du système, et cherche donc à améliorer les choses en son sein

En marge, pourtant, les mentalités évoluent. Lentement, de plus en plus de citoyens et de producteurs prennent conscience des questions de santé publiques liées à l’agriculture. La recherche fédérale aura-t-elle encore sa place? «On arrive à la limite du système, reconnaît Nicolas Delabays. Mais je reste convaincu qu’Agroscope a sa place dans la recherche suisse. Je suis soucieux de l’évolution actuelle, mais dans l’agriculture et la production des denrées alimentaires, compte tenu des enjeux, il n’est pas exclu que l’on assiste prochainement à des bouleversements inattendus.» «Aujourd’hui, bien qu’il tente d’élargir ses perspectives, Agroscope est surtout centré sur la production et n’a qu’un intérêt éloigné pour les consommateurs, avance pour sa part Jérémie Forney. Je suis donc d’avis qu’il faudrait redéfinir ses missions de base et élargir ses travaux, afin que les stations de recherches puissent aussi effectuer un travail systémique sur les changements de la production et de la consommation à l’échelle de tout le système alimentaire, et en collaboration avec d’autres disciplines

 

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