A quelques semaines de la votation du 10 juin, l’économiste suisse Michel Laloux, lui-même fervent défenseur d’une réforme du système bancaire, livre une analyse originale et sans concessions sur les mesures phares de l’initiative « Monnaie pleine ».
Martin Bernard
23 mai 2018 – Le 10 juin prochain, les citoyens suisses devront se prononcer sur la réforme du système bancaire helvétique portée par l’Initiative Monnaie pleine (IMP). L’ambition des initiants est grande : lutter contre « la croissance sauvage de la création monétaire ». Pour ce faire, l’initiative veut interdire aux banques de créer l’argent électronique (plus de 90% de toute la monnaie en circulation actuellement), et transférer cette prérogative à la Confédération.
En décembre dernier, le Conseil national a dit « non » à ce texte par 165 voix contre 10. Une telle unanimité, tous partis confondus, est plutôt rare lors d’une votation populaire. Que faut-il vraiment penser des propositions avancées par les initiants ? L’économiste suisse Michel Laloux, auteur du livre Dépolluer l’économie, a développé des idées originales pour réformer en profondeur le fonctionnement monétaire et bancaire. Pour lui, l’initiative Monnaie pleine « présente quelques aspects intéressants, mais pose surtout de nombreux problèmes ». Il appelle à poursuivre le débat après la votation. Entretien.
Michel Laloux, quelle est votre impression générale sur l’initiative ?
Je me sens devant un choix impossible : dire « non » revient à conforter le système bancaire actuel, qui porte une grande part de responsabilité dans la maladie de l’économie. Mais dire « oui », c’est accepter une proposition plus que problématique qui n’aborde pas les vrais problèmes de la monnaie. Le mérite de l’initiative est de faire naître une partie du débat. Mais ce dernier est tronqué, car les initiants n’ont pas pris comme préalable d’étudier la monnaie elle-même.
Les défenseurs de l’IMP assurent pourtant « s’attaquer aux causes mêmes de l’instabilité du système financier » et « prendre enfin le mal à la racine ». Ce n’est donc pas le cas ?
On en est loin, car la « Monnaie Pleine » telle qu’elle est proposée reste considérée comme une chose, un bien, une production qui devient une marchandise. Or cela fait plus d’un siècle que la monnaie s’est détachée de la marchandise que représentait l’or monétaire. Elle est devenue une comptabilité, ce qui correspond à sa vraie nature. Comprendre l’évolution de la monnaie permet de voir comment, d’elle-même, en accord avec sa propre nature, elle a quitté son statut de marchandise pour devenir comptabilité. Or il est impossible de « produire » de la comptabilité, de l’acheter ou de la vendre. La comptabilité est seulement un témoignage de ce qui se passe dans la vie de l’entreprise. Elle est un simple enregistrement, le miroir chiffré du fonctionnement de l’entreprise. La monnaie exerce exactement cette fonction au niveau de l’économie toute entière. Elle comptabilise tous les flux des marchandises et de services. La non reconnaissance de cette nature profonde de la monnaie est la cause principale de la maladie de l’économie.
Un des points centraux de la réforme Monnaie pleine est d’interdire aux banques privées de créer la monnaie (franc suisse) lors de l’octroi de prêts. Elles ne pourraient « prêter que l’argent mis à leur disposition par les épargnants, les entreprises, les assureurs et d’autres banques ou la Banque nationale suisse. » Que pensez-vous de cette mesure ?
En réalité, la création monétaire par les banques n’est pas un problème en soi. Elle devient problématique lorsque les crédits, comme c’est largement le cas aujourd’hui, sont destinés à nourrir la finance spéculative. L’IMP croit pouvoir régler cette question par la limitation et le contrôle des prêts par la BNS. Je crois que l’on s’apercevra assez rapidement que c’est une illusion. L’objectif principal devrait être de sortir la monnaie de l’économie, c’est-à-dire d’empêcher sa marchandisation et son accumulation. Pour ce faire, il faudrait commencer par supprimer l’intérêt, qui est le premier facteur de marchandisation de la monnaie et qui n’a aucune raison d’exister dans l’économie réelle. Il permet en effet à l’argent de travailler tout seul, de « faire des petits » comme le disait Aristote, et de rapporter des bénéfices tout en gonflant artificiellement les prix des biens et des services. L’IMP est floue à ce sujet. Certains initiants souhaiteraient même que les taux d’intérêts remontent pour mieux rémunérer l’épargne. En définitive, la circulation de la monnaie devrait être un service public à but non lucratif. Il serait ainsi nécessaire de développer un réseau public de la monnaie, au même titre qu’il existe un réseau de routes et de voies ferrées. En ce sens, les banques ne devraient pas être privées. Attention, cela n’implique pas des nationalisations. Dans mon livre Dépolluer l’économie, je décris comment on pourrait laisser la société civile organiser ce service public, avec des institutions bancaires sans but lucratif soumises à un cahier des charges et à des règles très strictes.
Dans ce scénario, étendre le monopole de l’État à la monnaie scripturale serait donc inutile ?
Une grande confusion règne aussi à ce sujet. Les initiants n’ont pas remarqué que, depuis un siècle, il est artificiel de faire une différence entre les deux types de monnaie. La monnaie scripturale est également fiduciaire, car basée sur la confiance (du latin « fiducia », confiance). Et derrière la monnaie fiduciaire se trouve toujours une comptabilisation dématérialisée, donc un élément scriptural. Les pièces et les billets ne sont qu’un des signes de la monnaie, un vêtement. Si l’on voit cela, alors on se rend compte que le seigneuriage, par exemple, c’est-à-dire la vente des pièces de monnaie par la Confédération à la BNS, est un non-sens basé sur cette ancienne vision de la monnaie considérée comme une marchandise. Vouloir étendre ce non-sens à la monnaie scripturale, comme le souhaitent les initiants, est un non-sens au carré qui nous ferait faire un pas de géant en arrière.
Quelle est votre position sur la proposition stipulant que l’argent déposé sur les comptes courant ne devrait pas être une créance (reconnaissance de dette) vis-à-vis d’une banque, et que ces comptes devraient être gérés en-dehors du bilan de celles-ci et inscrits au total de celui de la BNS pour être à l’abri des faillites bancaires ?
C’est la vraie mesure forte, le seul mérite du texte selon moi. Cette proposition suffirait à elle seule à faire de la monnaie scripturale, légitimée par la loi, une monnaie pleine. Le détour par la BNS est ici artificiel et n’apporterait que lourdeur sans résoudre, encore une fois, les vrais problèmes monétaires. Dans mon livre, je montre pourquoi, selon moi, la banque centrale est un anachronisme et pourquoi la monnaie n’a pas besoin de cette institution. Pour prendre une image, je dirais que la banque centrale joue pour l’économie un rôle identique au pacemaker pour le cœur humain. En effet, c’est prétendre stimuler l’économie de l’extérieur que de croire qu’il faut régler la « production de monnaie » à partir d’un centre. En réalité, la chose se fait à la périphérie, c’est-à-dire par l’activité des acteurs de l’économie. Et là, il convient de distinguer entre la monnaie qui sert à régler les achats courants (que j’appelle Monnaie de Consommation) et la Monnaie de Financement qui provient de prêts. L’initiative pressent la différence entre ces deux formes de monnaie, mais sans parvenir à sortir clairement du mélange des genres qui existe actuellement.
Pourriez-vous détailler la différence que vous faites entre ces deux monnaies ?
La monnaie de consommation est celle qui est enregistrée sur les comptes courants des particuliers et des entreprises, associations et institutions. Elle n’a pas à être créée. Elle existe. La BNS n’a aucune prise sur elle. Ce que j’appelle la Monnaie de Financement, en revanche, apparait, dans la situation actuelle, lors de l’octroi d’un prêt bancaire. Si ce dernier est accordé, cela tient à la fiabilité du projet de l’emprunteur, telle qu’elle a été estimée par le prêteur. Dans l’économie réelle, avec un système bancaire fonctionnant sans intérêts, il ne peut pas y avoir trop de crédits accordés. Si l’estimation a été bien faite et que le projet financé se réalise, le prêt sera remboursé ; la monnaie créée sera détruite et l’équilibre monétaire conservé. Ce processus n’a aucunement besoin d’une banque centrale. Il s’opère entre l’emprunteur et la banque. En d’autres termes, c’est à chaque fois le besoin de financement d’une entreprise ou d’un particulier qui déclenche la création monétaire. Contrairement à ce qui est dit souvent, celle-ci ne se fait donc jamais ex nihilo. Elle a toujours lieu a posteriori, après une série d’événements au niveau de l’économie et des banques. Et il en sera toujours ainsi, même si l’initiative passait. C’est une illusion de penser que la monnaie pourrait être créée en amont par la banque centrale.
Dans le cadre de son nouveau mandat, la BNS mettrait également en circulation de l’argent « sans dette ». Elle augmenterait ainsi la masse monétaire proportionnellement à la croissance économique. Cet argent serait mis gratuitement à disposition de la Confédération, des cantons ou des citoyens.
Il y aurait beaucoup à dire sur cette monnaie « sans dette ». Pour le dire en deux mots, il s’agit là d’un argent public qui est artificiellement créé alors que l’argent public devrait provenir d’une contribution des acteurs de l’économie marchande. Autrement dit, les fonds publics proviendraient ainsi de l’aval, de ce qui résulte de l’économie, de ce qui est généré en surplus. L’IMP veut créer cet argent public en amont, par un processus technocratique, en dehors de la vie de l’économie elle-même. Mais pour saisir cette problématique, il faudrait se poser la question suivante « À qui appartiennent les bénéfices des entreprises ? ». Autrement dit, il faudrait se poser la question de la propriété du capital, pas comme le fait Marx mais d’une façon toute nouvelle, en partant des phénomènes économiques eux-mêmes. On arriverait ainsi à la troisième circulation monétaire que j’appelle la Monnaie de Contribution ou de Don. Celle-ci doit alimenter l’économie non-marchande (art, culture, éducation etc.) et réclame une approche différenciée au même titre que la Monnaie de Consommation et la Monnaie de Financement. Vouloir gérer ces trois circulations via un organisme central, tel que la BNS, c’est aller à l’encontre de ce que pourrait être une économie en bonne santé, c’est-à-dire au service de l’humain.
Quel est votre point de vue sur les mesures transitoires avancées dans l’initiative, prévoyant l’octroi aux banques d’un prêt d’un montant équivalent à celui de la masse des dépôts existant en Suisse, soit environ 550 milliards de francs ?
C’est totalement surréaliste. Cela signifierait que cette masse monétaire existerait à double dans l’économie. Il y aurait alors trop d’argent en circulation, ce qui créerait inévitablement de l’inflation, notamment dans l’immobilier. En bonne comptabilité, si on sort 550 milliards du passif des banques, un montant équivalent d’actifs devrait diminuer, c’est-à-dire être vendu. A ce moment seulement on aurait un réel équilibrage. C’est possible et ça serait une bonne chose pour l’économie réelle, car ces actifs sont principalement des titres ou des actions, immobilières par exemple, qui alimentent l’économie spéculative. Si un grand nombre de bâtiments détenus par les banques étaient mis en vente, les prix de l’immobilier et du foncier baisseraient, au bénéfice des particuliers et des entreprises. Mais l’initiative n’y touche pas, comme elle ne touche pas à la question du capital et de la répartition des bénéfices.
Selon vous, le débat doit donc continuer, quel que soit le résultat du 10 juin…
Oui, il faudrait aller beaucoup plus loin et réfléchir à une autre façon d’organiser le système bancaire sans recourir à la banque centrale. C’est-à-dire faire le contraire de ce que propose l’initiative, mais en partant de l’élément positif qu’elle avance : la mise hors bilan des comptes de dépôts. Il serait également nécessaire d’étudier de près quelle est la nature des trois types de circulation monétaire que je décris. Je vais vous faire une confidence. Quand je me suis plongé dans le texte de l’initiative, j’ai été stupéfait de constater que toutes les questions que je traite dans mon livre apparaissent plus ou moins en filigrane, sans être vraiment traitées. Ce qui en résulte, cependant, est exactement la contre-image de ce que je propose. Au lieu de favoriser l’émergence d’un système bancaire horizontal, proche du terrain et de l’économie, l’IMP préconise une centralisation à contretemps de tout ce qui est en train d’émerger dans la société civile actuellement.
Une version sensiblement réduite de cet entretien a été publiée dans l’édition du magazine Bilan du 23 mai 2018.
Remarque de Mr. Christian Gomez: Le « système » fait monter en ligne ceux qui le critiquent mais qui sont aussi critiques de l’IMP dans un but bien précis: détourner les critiques du système actuel du vote IMP. Le fait que Bilan publie les réflexions de mr Laloux est éloquent de ce point de vue.
Je ne vais pas entrer en discussion théorique avec Mr Laloux auquel, probablement, tout m’oppose à l’exception, peut-être, de mon dégoût du système actuel, mais il me suffit de prendre un seul exemple pour montrer qu’il n’a pas compris l’IMP: le doublement de la masse monétaire en cas de prêt de la BNS aux banques au jour de la transition.
J’ai entendu entendu beaucoup de choses pendant cette campagne mais pas encore celle-là…..
Ma réponse aura deux volets:
1) Compte tenu de la situation actuelle, il n’y aura nul besoin de ce prêt puisque les liquidités des banques à la BNS se montent à 470 milliards soit 70% du PIB (dernier chiffre connu)==> Dans la transition, les banques remboursent leur passif à vue en utilisant leurs liquidités pour opérer le transfert des dépôts à vue vers les comptes hors bilan (exactement comme si les déposants convertissaient leurs dépôts en billets de banque, car la monnaie pleine , c’est l’équivalent des billets de l’ère électronique)- A noter, que l’IMP règle ce problème insoluble hérité de la politique de change de la BNS.
2) A supposer qu’il faille un prêt de la BNS, il est facile de montrer que celui-ci n’a aucune incidence sur la masse monétaire en circulation. Il permet aux banques d’opérer le remboursement de leur passif à vue (les dépôts) en les remplaçant par un engagement vis à vis de la BNS. Les comptes courants hors bilan sont alimentés de la même manière que précédemment et la monnaie électronique a exactement le même montant que les dépôts à vue convertis ==> il n’y a aucune variation dans les encaisses détenues par les agents économiques, donc aucune variation de la masse monétaire. Simplement, au bilan de la BNS, il y a une créance sur les banques à l’actif qui contrebalance, au passif, la monnaie électronique en circulation.
Un point que j’ai du mal à comprendre: quand on examine la liste des économistes qui ont soutenu dans le passé des projets de réforme de type MP, on trouve les plus grands économistes de tous les temps. Comment est-il possible que des critiques improvisés, aux conceptions plus ou moins bien étayées, prennent le risque de s’engager sur des sujets qu’ils ne connaissent que vaguement?
Réponse de Michel Laloux: Monsieur Gomez, avant de vous répondre sur le fond, j’aborde la forme de votre commentaire. Le cœur de votre texte se suffisait à lui-même. Les remarques que vous ajoutez à la fin me paraissent inutilement agressives et empreintes de jugements condescendants. Tout comme lors de l’initiative sur le Revenu de Base Inconditionnel, je constate une virulence de la part des partisans, dès l’instant où l’on ne va pas dans leurs sens. Ce n’est pas ma conception du débat démocratique.
D’autre part, vous invoquez les « grands économistes » qui ont soutenu des projets de type MP ; comme pour laisser entendre que l’on ne peut que se ranger à leur avis éclairé. Depuis quand une chose devient-elle vraie parce qu’elle est soutenue par le plus grand nombre, fussent-ils des « experts » ? Vous connaissez, probablement le livre de Steve Keen L’imposture économique, dans lequel il montre, de façon précise et étayée, à quel point la théorie économique telle qu’elle est enseignée à l’université, par les plus grands professeurs, ne se vérifie pas. Dans ce livre, j’ai trouvé une confirmation des résultats auxquels j’étais arrivé par mes propres recherches qui ont commencé, dans le domaine de la monnaie, en 1972. Rien d’improvisé, donc, dans ce que je dis et vous pourrez le vérifier en lisant mon livre Dépolluer l’économie dont le sous-titre est Révolution dans la monnaie. Vous y constaterez qu’il peut exister d’autres voies pour réaliser les objectifs qui sous-tendent l’initiative MP. Vous ne serez peut-être pas d’accord avec ce que je propose du fait que nous avons deux conceptions opposées de la monnaie et que je considère que la vôtre, qui est aussi celle des « grands économistes » auxquels vous vous référez, est une des causes premières de la maladie de l’économie ; à savoir, la monnaie que l’on voit comme une marchandise qui se vend et s’achète. Je ne vais pas développer davantage ce point, maintenant. Je voulais juste situer le côté inapproprié de la conclusion de votre commentaire.
J’en viens au fond, c’est-à-dire à la partie centrale de votre texte.
Si les choses se passaient comme vous le décrivez au point 1, les banques puiseraient dans leurs liquidités à la BNS pour rembourser leur passif à vue généré par le passage à la MP. À ce stade, il n’y aurait alors pas de création monétaire. Vous auriez donc raison. Dans le bilan des banques, il y aurait bien, une diminution d’actif symétrique à celle apparue au passif, du fait de la mise hors bilan des comptes à vue. C’est ce que je suggérais dans l’interview.
Le problème est que cela ne se passera pas ainsi. Mais avant de dire pourquoi, je veux placer une remarque : les 470 milliards de liquidités des banques auprès de la BNS sont, en grande partie, constitués par des réserves de changes. Dans Dépolluer l’économie, au chapitre 14 qui traite de la convertibilité des monnaies, je montre pourquoi ces réserves de change sont une anomalie qui revient à faire coexister à double (en CHF et en devises) le montant d’un dépôt de devises sur un compte à vue libellée en CHF. À ce stade, il y a donc une création monétaire dont on n’a pas suffisamment mesuré les effets polluants sur l’ensemble de l’économie réelle. Dans votre scénario 1, la création monétaire a donc eu lieu en amont, lors de la constitution de ces réserves de changes. Le fait de transférer celles-ci à la BNS ne fait que déplacer le problème d’un cran. Ces devises continueront à alimenter les marchés monétaires, renforçant la marchandisation de la monnaie et, par là, la pollution de l’économie. La solution que je propose, dans mon livre, et qui permettrait de résoudre cette question des changes, nécessite de considérer l’ensemble de l’économie. Elle conduirait à une vision nouvelle de ce que pourrait être un nouveau Système Monétaire International dont je décris les grandes lignes.
Regardons maintenant pourquoi les choses ne se passeront pas de la façon que vous prévoyez au point 1. Les banques vont tout faire pour éviter de diminuer l’actif de leur bilan. Elles en ont trop besoin et vous le savez. Elles vont donc opter pour votre scénario décrit au point 2, c’est-à-dire des prêts consentis par la BNS, comme c’est prévu dans l’initiative. Ces prêts n’apparaissent pas comme une création monétaire à l’endroit où se dirige votre regard. Il faut déplacer celui-ci et considérer ce qui se passera ultérieurement, lorsque la BNS procèdera à une création monétaire (correspondant au remboursement des prêts par les banques) et qui sera « versée gratuitement à la Confédération, aux Cantons et à la population », comme le prévoit l’initiative MP (1).
Vous pourriez objecter que les banques rembourseraient avec, par exemple, l’argent des intérêts perçus sur les prêts qu’elles font elles-mêmes. Il y aurait alors une diminution des comptes à vue qui viendrait compenser la création monétaire destinée à être versée gratuitement. Le problème est que, là encore, cela ne se passera pas ainsi. Et c’est vous-même qui le dites en conclusion de votre document Du système de réserves fractionnaires à monétative (2). Vous y proposez de transformer le « prêt » en un actif perpétuel inscrit au bilan de la BNS ou bien de le titriser et de le remettre à un organisme comme l’AVS qui, en fonction des circonstances, pourrait le conserver ou vendre progressivement les titres sur le marché (…) ». Je ne m’étendrai pas sur le problème que poserait cette titrisation. Je suis seulement étonné que l’on puisse envisager une telle mesure qui montre à quel point la monnaie est alors considérée comme une marchandise.
Mais, tout comme vous, je pense que le prêt consenti par la BNS au système bancaire tendra à devenir perpétuel. J’ajoute que les banques, sous la pression de leurs actionnaires, emprunteront à la BNS pour rembourser les échéances du prêt et cela, indéfiniment. La BNS se prêtera au jeu (ce qui est le cas de le dire !) car elle aura besoin d’encaisser les remboursements pour justifier la création monétaire en faveur de la Confédération, etc. Vous aurez alors le total des comptes à vue auquel viendra s’ajouter cette création monétaire. Dans les commentaires au texte de l’initiative, Art. 99.3, elle est évaluée à 300 milliards sur 15 ans (voir p. 4 et 5 de ce document) (3).
Ce montant astronomique aura été créé de façon purement artificielle. Il n’émanera pas d’un processus de l’économie réelle. Il proviendra d’un simple jeu d’écritures entre le système bancaire et la BNS, puis de la BNS vers la Confédération, les cantons et les particuliers. Certes ces 300 milliards rentreront dans l’économie réelle, par exemple, par le biais des dépenses de la Confédération et des cantons. Mais ils n’agiront pas du tout de la même façon que le même montant prélevé par l’impôt et les taxes. Car il aura été créé en amont et non pas en aval, non pas comme résultant d’un surplus de l’économie réelle. Une des conséquences, mais ce n’est pas la seule, sera que les prix augmenteront sensiblement, notamment là où il y a spéculation, comme dans l’immobilier. Et cela la BNS ne pourra pas l’empêcher quoi qu’en disent les partisans de l’initiative. Elle n’a jamais pu réguler les prix dans ce domaine et ce ne sont pas les nouveaux pouvoirs dont elle disposera, si l’initiative passe, qui y suffiront.
Une création monétaire artificielle ne peut que générer de la spéculation. Or celle-ci, si l’on suit bien du regard tous les phénomènes, est toujours financée, en dernier ressort, par le consommateur final. Il pourrait ainsi se faire que l’initiative MP parvienne à un résultat opposé à ce que voulaient les initiants, au départ.
Dans tous les textes que j’ai lus concernant l’initiative, j’ai constaté que la façon dont les banques allaient rembourser la BNS n’était pas concrètement abordée. Pas plus que les jeux de pouvoirs qui allaient se mettre en place entre la banque et ses actionnaires, entre la banque et ses clients, de même qu’entre les banques et la BNS. L’impression que me donne l’initiative est que les facteurs imprévisibles de la vie ont été laissés de côté, même dans votre document, Monsieur Gomez (4). Il en résulte une vision mécaniste des rapports entre la BNS et les banques. Or la vie ne se laissera jamais réduire à une mécanique, surtout dans le domaine monétaire et dans l’économie.
Michel Laloux
(1) http://www.initiative-monnaie-pleine.ch/fa/img/Kampagne_Franzoesisch/2016_01_02_Commentaires_du_texte_de_l_initiative_Monnaie_Pleine.pdf, page 5.
(2) http://www.initiative-monnaie-pleine.ch/fa/img/Vertiefung_francais/Bilan_Christian_2.pdf, page 12.
(3) Voir note 1, pages 4 et 5.
(4) Pourtant vous vous êtes efforcé d’imaginer plusieurs scénarios et de les illustrer par les variations des bilans du système bancaire pris dans son ensemble et de la BNS. Mais dans votre conclusion, vous finissez par dire : « En fait, il est possible d’imaginer beaucoup de cas possibles sans pouvoir trancher réellement car beaucoup dépendra des circonstances ».
Réponse de Christian Gomez: Cher Monsieur,
A la fin de cette campagne, je suis un peu à bout à force d’entendre balivernes, contrevérités, voire malhonnêtetés avérées et, donc, je vous prie de m’excuser si j’ai répondu de manière un peu trop cavalière et inappropriée (comme on dit aujourd’hui ….:-)) à vos propos. Allons au fait:
1) utilisation des liquidités excédentaires: comme vous le savez, elles coûtent de l’argent aux banques puisqu’elles paient des taux d’intérêt négatifs sur les 2/3 de leur montant ( je cite de mémoire). Par ailleurs, la BNS serait tout à fait en droit d’exiger que les banques s’acquittent de leurs dettes à vue ( c’est une dette, une vraie dette!) car cela remettrait les compteurs à 0 et une nouvelle politique pourrait se mettre en place, avec des réserves de change bien « installées » à l’actif du bilan de la BNS et, donc, de la collectivité suisse toute entière. Au passif, le dégonflement des comptes de virement des banques viendrait nourrir le gonflement du poste « monnaie électronique en circulation », le décalque exact du poste « billets en circulation ».
(à cet égard, je voudrais rectifier un point de votre exposé: les liquidités bancaires ne sont pas constituées des réserves de change, elles en sont la contrepartie du fait de la création de CHF lors de l’achat de devises. C’est la BNS qui dispose de ces réserves et peut ainsi les investir en obligations ou actions. Il y a là une confusion qui nuit à votre raisonnement)
2) Sur un éventuel prêt: A supposer qu’un prêt aux banques (à des banques) soit fait par la BNS , ce qui, je le répète, n’est pas probable en Suisse, il est intéressant d’y réfléchir. A vrai dire , j’y ai beaucoup réfléchi car pour des pays comme la France ou l’Italie, ce pourrait être une chance « extraordinaire » de régler une partie de leurs problèmes de dette publique (problème qui n’existe quasiment pas en Suisse: dette publique globale/PIB=41%) grâce à une réforme monétaire de type MP. En effet, vous n’avez pas été sans remarquer qu’en faisant ce prêt, la banque centrale (c’est à dire la collectivité) se constituerait un actif qui équivaudrait au montant de la monnaie électronique transférée (équivalent lui-même aux dépôts à vue transférés=dette à vue des banques remboursée aux déposants). Dans une certaine mesure, on peut dire qu’elle nationaliserait la création de monnaie passée (attention, pas les banques qui resteraient entièrement libres de leur politique de crédit!!!!!). Comment un tel prêt, dont les conditions pourraient être alignées progressivement sur les taux du marché, pourrait-il être remboursé? Très justement, vous dites que ce remboursement entraînerait une baisse de la monnaie en circulation. Mais, c’est là que s’opèrerait la « transmutation » (si je peux dire)….Il faudrait que la BC achète des actifs ( par exemple des titres de la dette publique, d’où sa neutralisation) ) pour remettre en circulation les liquidités détruites lors du remboursement, en s’assurant que les banques trouveraient sur le marché toutes les ressources d’épargne dont elles auraient besoin pour continuer à financer sans à-coups leurs actifs.
Pour moi, il n’y aurait aucun problème pour que ce remboursement puisse s’étaler sur une longue période, sachant que le risque de contrepartie afférent à ce prêt pourrait être mitigé par les techniques financières de base (covered bonds ou CDOs, les tranches equity restant dans les bilans des banques) que j’ai bien connues dans ma carrière bancaire.
Sur ce prêt, je pourrais parler longuement, ayant même quelques idées pour la Suisse….mais je ne pense pas que ce soit utile à ce stade d’autant qu’il ne jouera quasiment aucun rôle dans notre pays si la réforme était mise en place.
POUR MA PART, CE SERA LÀ MA DERNIERE CONTRIBUTION. SI VOUS VOULEZ « AVOIR LE DERNIER MOT » , CE QUI SERAIT NORMAL PUISQUE C’EST VOTRE BLOG, JE VOUS INFORME SIMPLEMENT QUE JE N’Y REPONDRAI PAS.
Peut-être aurons-nous l’occasion de nous rencontrer un jour pas trop lointain, une fois toutes les tensions de cette campagne apaisées, pour continuer cette conversation ? Sachez que ce serait avec grand plaisir.