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Les récentes élections américaines terminées, la question des relations transatlantiques entre l’Union Européenne et les Etats-Unis reste plus que jamais d’actualité. Bien que peu débattue médiatiquement par les deux candidats à la présidence (dont les arguments tournent principalement autour des rapports avec la Chine et la politique intérieure), elle taraude pourtant en sourdine les grands pontes européens et leurs cercles d’influence.

Dans son discours du 27 Septembre dernier, donné à l’Université de Princeton (USA), José Manuel Barroso, actuel président de la Commission Européenne, s’étendit longuement sur l’importance de l’accroissement des liens unissant l’UE aux Etats-Unis, et sur ce que représentaient économiquement ces deux nations pour le reste du monde. Il mentionna également en passant le projet de création d’un marché transatlantique commun, déjà bien connu des lecteurs du média citoyen Agoravox (Cf. http://www.agoravox.fr/actualites/international/article/bloc-euro-atlantique-unifie-en-55452), qui est l’objectif à moyen-court terme de l’alliance atlantique.

Séducteur dans les termes, ce discours n’est pas intervenu à ce moment-là pas hasard. Il devait représenter, avant le début réel des hostilités électorales, la confirmation que malgré les hauts et les bas qu’a connu l’entente depuis 2008 (crises, changements politiques, conflits à l’étranger), la bonne volonté européenne en vue de la continuation du renforcement des liens transatlantiques, restait intacte.

Charles A. Kupchan, photo CFR

En regard de cela et des visées futures de l’alliance UE-USA suite à l’élection du 6 novembre, il m’a semblé à propos de publier ici ma traduction d’un article de Charles A. Kupchan, paru en 2006, et traitant de l’évolution de ces rapports transatlantiques depuis le début du 19ème. L’auteur, Senior Fellow au Council On Foreign Relations (CFR) de New York et prof. de relations internationales à Georgetown, est un membre reconnu des groupes élitistes américains, dont les contributions régulières aux réflexions concernant la politique internationale sont largement écoutées. A ce titre, son avis doit être lu et compris comme étant l’émanation de ce qui est décidé, à l’abri des regards profanes, dans les hautes sphères décisionnelles du pouvoir américain. En anglais, on dirait d’ailleurs qu’il est very much an insider.

Plus donc que l’effectivité objective des faits relatés, ce qui est surtout intéressant dans l’article qui suit est le point de vue de son auteur (auto-réalisateur puisque bien souvent repris par les politiques), qui est également celui des ayatollahs du mondialisme et des défenseurs de l’American Way of Life. Sont abordés notamment des sujets comme l’OTAN, la guerre en Irak et en Afghanistan, la politique d’intégration européenne ou encore le conflit Israélo-Paléstinien.

La version originale du texte qui suit est disponible ici

LE 4ÈME ÂGE : LA PROCHAINE ÈRE DES RELATIONS TRANSATLANTIQUES – TRADUCTION DE L’ANGLAIS

L’ordre Transatlantique est à ce jour en train d’opérer une transition fondamentale. De ce point de vue, les dissensions qui y ont vu le jour depuis la fin des années quatre-vingt-dix marquent une rupture historique, et non une aberration temporaire. Les principes fondateurs de l’Ordre Atlantique de sécurité qui virent le jour après la seconde guerre mondiale ont été compromis. Les intérêts américains et européens ont divergé, la coopération institutionnalisée ne peut plus être considérée comme acquise, et l’identité occidentale commune a perdu de sa force.

Nous sommes à l’aube d’une nouvelle ère dans les relations transatlantique. Plutôt que d’essayer de recréer le passé, les démocraties occidentales (atlantiques) devraient aller de l’avant en reconnaissant que le front uni et les liens étroits s’étant développé durant la guerre froide sont finis pour de bon. A la place, elles devraient accepter que le caractère de l’Ordre Transatlantique est en train de connaître de profondes transformations, chercher à comprendre les nouvelles particularités de l’Ordre émergent, et trouver un moyen d’optimiser son potentiel de coopération.

Depuis la fondation des Etats-Unis, il y eut trois périodes distinctes dans les relations transatlantiques : 1776-1905 (l’ère de l’équilibre des pouvoirs), 1905-1941 (l’ère de l’équilibre de menace) et 1941-2001[1] (l’ère de la coopération pour la sécurité).

Durant la première phase d’interaction entre les Etats-Unis et l’Europe, les relations transatlantiques étaient guidées par une logique d’équilibre des pouvoirs. L’Ordre « atlantique » était alors caractérisé par des rivalités militaires, voyant les principaux acteurs – les Etats-Unis, la Grande Bretagne, la France et l’Espagne – jouer des coudes pour des territoires, le commerce et l’influence géopolitique. Chacun s’équilibrait contre le pouvoir de l’autre, tirant parti des opportunités pour accroître son gain personnel. Pendant la plus grande part de cette première phase, l’Amérique se tint à l’écart des luttes européennes internes. Cependant, pour défendre ses intérêts hémisphériques, les Etats-Unis s’engagèrent dans deux guerre majeures avec la Grande Bretagne et dans une avec l’Espagne. Une large quantité d’autres disputes militaires entre les pouvoirs « atlantiques » ponctuèrent le 19ème siècle.

Aucun sens de communauté n’existait des deux côtés de l’Atlantique. Les pouvoirs européens et les Etats-Unis voyaient au contraire leurs intérêts respectifs comme séparés et divergents, embrassant l’idée qu’une avancée dans l’environnement sécuritaire de l’un signifierait une perte pour celui de l’autre. Les Européens étaient en effet tellement inquiets que le développement américain ne se fasse à leur détriment, qu’ils furent proches d’intervenir en faveur du sud durant la guerre civile américaine, calculant qu’une sécession permettrait de garder l’Amérique du nord faible et divisée.

L’opposition des identités prévalait, et pas seulement au niveau géopolitique. Les Américains voyaient l’Europe comme le vieux-monde, enlisée dans des politiques autoritaires et oppressives et de l’atavisme social. En retour, les européens voyaient les américains comme de grossiers personnages, rustres et peu sophistiqués. Comme l’écrivit Alexander Hamilton dans son livre Federalist 11les européens

« ont affirmé sérieusement que tous les animaux, et avec eux l’espèce humaine, dégénère en Amérique – que même les chiens cessent d’aboyer après avoir respiré notre air ambiant.  »

Au début du 20ème siècle, la logique gouvernant les relations transatlantiques passa de celle de l’équilibre de pouvoir à celle de l’équilibre des menaces. Les pays concernés ne mesuraient plus leur politique en fonction de n’importe quelle concentration de pouvoir, mais uniquement sur celles qui leur semblaient menaçantes. Le type de régime politique qu’il fallait adopter commença à compter, créant des rapprochements entre les grandes puissances. Les démocraties américaine et européenne commencèrent à entretenir des relations de paix. Les intérêts nationaux étaient toujours vus comme séparés, mais commençaient à devenir de plus en plus convergent. Durant cette période, l’environnement stratégique n’était plus vu comme appartenant uniquement à l’une ou l’autre puissance, ce qui permit aux rivalités militaires de céder leur place à une coexistence pacifique.

Le rapprochement anglo-américain, qui commença au milieu des années 1890, prépara le terrain à cette transformation. Londres et Washington résolurent tout d’abord pacifiquement leurs différends concernant la frontière entre le Venezuela et la Guinée Britannique. Puis, rapidement, les deux partis réglèrent leurs disputes liées à toute une série d’autres affaires concernant les droits de pêche et les frontières. Une durable réconciliation s’installa à partir d’approximativement 1905, période à laquelle la Grande Bretagne céda effectivement son hégémonie navale aux Etats-Unis et écarta de ses considérations la flotte américaine en pensant aux besoins généraux de la sienne. Londres et Washington commençaient alors toutes les deux à voir s’éloigner la perspective future d’une guerre anglo-américaine. Des identités compatibles et non plus en opposition, renforcées par un sens commun grandissant d’appartenance à une même identité raciale et politique, virent le jour. Des deux côtés de l’Atlantique, parler d’une « parenté » anglo-américaine devenait commun. En 1896 déjà, Arthur Balfour, chef de la Chambre des Communes, avait hasardé que

« l’idée d’une guerre avec les Etats-Unis porte avec elle certaines horreurs associées à la guerre civile… Le temps viendra, il doit venir, ou quelques hommes d’Etat d’influence… formuleront une doctrine stipulant qu’entre les peuples de langues maternelle anglaise, la guerre est impossible »

L’expérience de la 1ère guerre mondiale élargit et renforça la coopération au sein des démocraties occidentales, facilitant et accélérant l’entente franco-anglaise et démontrant que des Etats ayant un même état d’esprit pouvaient s’unir contre une menace commune. Les Etats-Unis, considérant la domination continentale de l’Allemagne comme une menace pour leurs intérêts et non plus seulement un problème intra-européen, enfreignirent leur aversion des alliances « trop soudées ». La collaboration durant la guerre avait fait naître les attentes d’un nouvel ordre basé sur une logique de sécurité commune.

Mais les démocraties atlantiques n’étaient pas encore prêtes pour des formes plus étroites de coopération pacifiée ; durant la guerre elles s’étaient regroupées uniquement en vue de répondre à une menace commune. Les Etats-Unis n’entrèrent dans les Première et Deuxième guerres mondiales qu’après avoir subi des attaques directes. La Grande Bretagne était d’ailleurs tout aussi réticente que les Etats-Unis à combattre au côté de la France dans ces deux conflits. Et la période d’entre-deux guerre ne fit que révéler la nature contingente des intérêts communs. Le Sénat américain, ne voulant pas s’engager trop fortement dans des obligations d’action commune, rejeta la participation des Etats-Unis à la Ligue de Nations. Les démocraties européennes étaient par principe plus enclines à entreprendre de tels engagements, mais leur réticence à les concrétiser dans les faits devint clair durant les années 1930. La période d’entre-deux guerre se révéla en fait être une ère de fragiles « coalitions de volonté », mais pas encore de sécurité collective.

A partir de l’attaque de Pearl Harbour (décembre 1941) jusqu’à la dissolution de l’Union Soviétique (novembre 1989), la coopération pour la sécurité fut la logique guidant les relations transatlantiques. Les démocraties atlantiques mirent en commun leur souveraineté et regroupèrent leur lignes défensives, se mettant d’accord sur un processus de prise de décision basé sur le consensus et se liant mutuellement l’une à l’autre à travers un commandement militaire intégré, une combinaison des forces et des institutions multilatérales. Ce pouvoir matériel, loin de provoquer un équilibrage des forces en présence, exerça une attraction magnétique à l’intérieur de la communauté Transatlantique, groupant les Etats plus « faibles » autour de pays centraux puissants tels les Etats-Unis ou la coalition franco-germanique.

Durant la Guerre Froide, les démocraties occidentales avaient des intérêts communs (et plus seulement convergents), rendant leur politique de sécurité indivisible et les encourageant à assumer l’institutionnalisation de certaines obligations. Alors que la Ligue des Nations sombra suite à la réticence américaine de formaliser ses engagements internationaux, les Nations Unies reçurent un support quasi unanime de la part du Sénat. Les Etats-Unis s’étaient tenus à l’écart des troubles que connaissait l’Europe dans les années 1930. Pendant la guerre froide cependant, ils déployèrent des troupes en Allemagne, se lièrent juridiquement à l’Europe par le Traité de l’Atlantique Nord, et prirent d’autres mesures encore afin de s’assurer que les deux côtés de l’Atlantique restent à jamais unis (littéralement « ne se découplent jamais » NDT).

La compatibilité des identités qui avait prévalu durant l’entre-deux guerre céda la place a une réelle identité occidentale partagée des deux côté de l’Atlantique. Les nations conservèrent leurs propres institutions, symboles nationaux, mais travaillèrent également très dure afin de faire naître un sentiment transnational d’unité et de solidarité. La cohésion transatlantique, corroborée par un discours décrivant des valeurs partagées, une culture commune et un partenariat durable, atteignit une qualité considérée comme allant de soi durant les années de la Guerre Froide. La communauté atlantique n’était alors pas juste une alliance, mais aussi un espace de sécurité – une communauté internationale reliée par un sens commun d’appartenance à une même entité.

La troisième phase des relations transatlantiques, comme les deux précédentes, est arrivée à son terme suite à des changements géopolitiques. A ce tournant historique cependant, la communauté atlantique subit un sérieux revers en ne parvenant pas à se tourner vers l’avenir. La détérioration survint bien avant l’élection de George W. Bush et les tragédies du 11 septembre. Les raisons n’en sont pas surprenantes : les priorités stratégiques des Etats-Unis et de l’Europe commencèrent à diverger dès la dissolution de l’Union Soviétique. En l’absence d’une menace externe commune, l’Europe et l’Amérique n’étaient plus dépendantes l’une de l’autre pour la défense d’intérêts sécuritaires de premier ordre. L’alliance militaire symbolisée par l’OTAN a continué à exister, mais seulement sur le papier, ses dispositions à une défense commune étant devenues sans intérêt suite à la décision de se concentrer sur des missions situées hors de la zone européenne.

Mais, par-dessus tout, dans la région qui préoccupe actuellement les preneurs de décisions de part et d’autre de l’Atlantique – « le Grand Moyen-Orient » – les Etats-Unis et l’Europe ont souvent poursuivit des politiques divergentes. Durant la Guerre Froide, l’impact de telles différences était mis en sourdine par la solidarité résultant de la menace soviétique. En l’absence d’une frontière militarisée à l’intérieur de l’Allemagne, les questions sensibles qui n’étaient alors que des distractions réapparurent sur le devant de la scène et s’immiscèrent prioritairement dans l’agenda transatlantique. Les événements du 11 septembre n’ont également rien arrangé. Bien que l’OTAN maintienne actuellement une opération non-négligeable en Afghanistan, Washington rejeta initialement l’offre d’alliance visant à renverser les talibans, ce qui jeta un froid dans l’esprit et la forme de la solidarité transatlantique. Pour une vaste majorité d’européens, s’engager dans une guerre de terreur à Baghdâd semblait à la fois peu sage et illégitime. Les américains et les européens ont également embrassé différentes vues concernant les sources de l’extrémisme islamique et les moyens de le combattre.

L’évolution de l’Union Européenne ajouta encore de l’huile sur le feu aux discordes transatlantiques. Une Europe en paix, s’affirmant identitairement et s’étendant de plus en plus, diminua la dépendance de l’Union envers le pouvoir américain. Les européens grandirent par conséquent plus enclins à affirmer leur autonomie et planifier leur propre lignes de conduite, rompant à l’occasion avec les Etats-Unis sur des questions politiques clés comme le Protocole de Kyoto, la Cours Pénale Internationale, et la guerre en Irak. L’élargissement de l’UE agrandit aussi l’influence européenne en direction de l’est et du sud, au détriment de la traditionnelle domination américaine dans la région stratégique du Heartland, en Eurasie[2].

La détérioration des relations transatlantiques a aussi résulté de changements internes (« secular ») de la politique américaine – en particulier la rupture du consensus entre les partis concernant la politique étrangère. La coalition centriste qui était la base politique des engagements américains multilatéraux concernant les affaires internationales (global affairs) a été reléguée de côté par la polarisation et le sectarisme des partis, produisant une image de marque malvenue en Europe d’une Amérique unilatérale internationalement. Les tendances idéologiques de l’administration Bush contribuèrent aussi certainement à l’effilochage du partenariat américain à l’étranger. Mais, dans une Amérique de plus en plus divisée politiquement et idéologiquement, il faudra plus qu’un changement de personnel à la Maison Blanche pour restaurer les tendances bipartites et la modération. L’érosion de l’internationalisme centriste de la Guerre Froide a substantiellement contribué à l’acrimonie actuelle des rapports transatlantique ; tout en s’assurant peut-être que ce qui n’a été qu’une simple dérive dans les relations transatlantiques ne conduise pas à de plus profondes divisions.

Même si beaucoup d’observateurs soulignent le récent désarroi des « politiques traditionnelles » propres à la société occidentale, l’ordre Transatlantique est en train d’expérimenter une réelle transformation systémique. A bien des égards, l’ordre émergent ressemble plus à celui qui était en vigueur avant la deuxième guerre mondiale qu’à celui qui a vu le jour après. La coopération en ce qui concerne la sécurité – base des rapports USA-UE durant la Guerre Froide – n’est plus désormais la logique exclusive gouvernant les relations transatlantiques. La façon de penser propre à la deuxième phase de ces relations (l’« équilibre des menaces ») est en train de faire un retour remarqué. L’Europe ne tend pas seulement à s’opposer au pouvoir américain, mais aussi à sa façon de se comporter. La résistance européenne à la politique américaine, par des tentatives d’isoler diplomatiquement les Etats-Unis, à pour une grande part pris la forme d’une contestation indirecte (« soft »), comme lors de la signature du Protocole de Kyoto et la création de la Cours Pénale Internationale. Les efforts fournis par la France et l’Allemagne (de mèche avec la Russie) pour bloquer l’invasion de l’Irak constitua cependant une forme bien plus grande de résistance. Ces pays ne se sont pas seulement désengagé de la guerre – une attitude qui aurait été en accord avec les agréments de la coopération pour la sécurité – mais ont également monté une campagne acharnée et victorieuse afin que le conseil de sécurité des Nations Unies n’octroie pas son soutien aux Etats-Unis.

Si le Conseil de sécurité de l’ONU avait voté une seconde résolution autorisant la guerre, les USA aurait probablement été capable de rassembler une bien plus grande force militaire et d’assurer des droits d’établissement et de transit pour ses troupes en Turquie et dans les autres Etats de la région. De plus, les Nations Unies et les autres organisations internationales auraient été plus impliquées dans la reconstruction et les questions de gouvernance de l’après-guerre, augmentant de ce fait les chances d’une occupation plus ordonnée de ces régions. En résumé, en refusant l’aval de l’ONU concernant la guerre, la France et l’Allemagne imposèrent sans doute, en termes de ressources déployées et de vies humaines, des coûts considérables aux Etats-Unis. Ces derniers réagirent de la même façon, adoptant sans hésiter la logique d’équilibre de menace. L’administration Bush chercha à faire s’opposer en Europe les partisans de la guerre et ceux qui étaient contre. Le gouvernement américain décida aussi d’adopter une vue résolument négative au projet d’intégration européenne (de nouveaux Etats membres), soucieux qu’une politique de sécurité et une politique étrangère commune puisse enlever à Washington la possibilité, si besoin était, de s’assurer le support particulier de certains membres de l’UE – comme ce fut le cas pour la guerre en Irak. De manière identique à ce qu’avait cherché à faire l’Europe pour préserver son influence en espérant que la guerre civile diviserait et affaiblirait les Etats-Unis, Washington chercha à désagréger l’Europe afin de contrer la menace potentielle qu’elle représentait pour l’hégémonie américaine. La logique d’équilibre de pouvoir prévalut des deux côtés de l’Atlantique.

Ce compte-rendu montre combien les Etats-Unis et l’Europe ne partagent plus de nos jours les même intérêts communautaires que ceux ayant prévalu durant la Guerre Froide. Tout en restant inconditionnellement convergents, leurs intérêts sont à nouveau séparés, et cela précisément depuis que les institutions transatlantiques de sécurité furent poussées jusqu’à leur point de rupture. Parce qu’il perçoit de manière précise un environnement géopolitique plus divisé qu’avant, le gouvernement américain préfère maintenant s’allier avec certaines nations européennes dont cela représente la volonté, car touchées dans leurs intérêts personnels, et étant par conséquent susceptibles de jouer un rôle clé dans de probables opérations militaires futures (plutôt qu’à l’alliance Transatlantique dans son ensemble). Les européens ont fait leur propre choix. Malgré la débâcle américaine en Irak, l’OTAN – la pièce centrale et symbolique de l’Ordre Atlantique – a gardé ses distances, limitant sa contribution à l’entraînement des forces de sécurités irakiennes. L’implication tangentielle de l’OTAN dans une crise de la magnitude de celle que connurent les Etats-Unis en Irak met au grand jour l’érosion de la solidarité Transatlantique.

L’Ordre « Atlantique » a souffert de déboires identiques en matière d’identité. Le sens d’appartenance qui émergea au milieu de la deuxième Guerre Mondiale et durant la Guerre Froide s’est considérablement estompé. En Europe, les français ne sont plus les seuls à vouloir que l’Union Européenne agisse comme un contre-pouvoir des Etats-Unis. En Amérique, il n’y a pas que le Secrétaire à la Défense Donald Rumsfeld qui dénigre « la vieille Europe » ; le chroniquer du New York Times Thomas Friedman catalogua aussi la France comme un « ennemis » des USA. L’érosion de l’identité commune n’est pas seulement le propre des élites ; des études révèlent une troublante augmentation du pourcentage de citoyens européens ayant un point de vue défavorable sur les Etats-Unis. En outre, beaucoup d’européens voient la présence américaine en Irak comme étant une plus grande menace pour la paix internationale que le régime théocratique iranien.

Les démocraties « atlantiques » ont fait marche arrière dans le temps. Comme durant la période ayant duré de 1905 à 1941, la logique de l’équilibre des menaces prévaut, les intérêts sont séparés (même si ils convergent en certaines occasions), et l’identité Occidentale a cédé la place à un sens nouveau de divergence. Ce retour en arrière n’est ni une aberration temporaire ni une conséquence conjoncturelle de la politique de l’administration Bush. Il est plutôt dû à des changements profonds de l’environnement géopolitique et à la politique intérieure des Etats-Unis. Dans le futur, l’Ordre « Atlantique » restera tendu, et cela quel que soit le parti au pouvoir à Washington.

Bien qu’étant un pas en arrière, le nouvel Ordre « atlantique » qui est en train de se former ne donne pas forcément cause à s’alarmer. Une coexistence pacifique et une coopération contingente fournissent encore la base à un ordre stable dans lequel la perspective de conflits militarisés demeure lointaine, si ce n’est impensable. La collaboration promet de continuer sur plusieurs fronts, la zone transatlantique pouvant compter sur des réseaux et des institutions bien plus développés et importants que ceux qui existaient durant la période de l’Entre-deux guerre. De l’intégration commerciale, à des forces militaires inter-opérante, en passant par la coopération dans l’application des lois et le renseignement, les deux côtés de l’atlantique demeurent profondément interdépendants.

Une telle interdépendance a contribué à ce que les relations transatlantiques fassent un retour remarqué durant le second mandat de G. W. Bush. Peu de temps après sa réélection, Bush se rendit à Bruxelles et affirma son soutien à l’unité européenne et au partenariat transatlantique. Devant faire face à l’épuisement des ressources qu’avait provoqué la guerre en Irak, Washington ressentit le besoin de s’allier à nouveau avec des partenaires internationaux. L’Union Européenne et ses Etats-membres furent prompts à faire des efforts de rapprochements et à colmater les brèches. Une coopération pragmatique s’ensuivit sur de nombreux problèmes, notamment l’Iran, l’Afghanistan, et le conflit Israélo-palestinien. Les démocraties « atlantiques » peuvent retrouver par-là le chemin de la « normalité », et un ordre dont ne sont absentes que les affinités et la cohésion propres aux années de la Guerre Froide, mais qui jouit néanmoins des bénéfices de relations pacifiques, d’intégration économique, et de ne plus si rares cas de collaboration politique et militaire.

Afin de maximiser le potentiel coopératif de cet ordre émergeant, les USA et l’Europe seraient bien inspirés d’ajuster les institutions transatlantiques à ces nouvelles réalités. Si des alliances particulières, plutôt qu’un OTAN « collectif », sont le véhicule principal de la coopération en matière de sécurité, alors il est raisonnable de réformer l’OTAN en allégeant son principe d’unanimité. L’article V, l’engagement de défense collective des territoires alliés, n’a pas besoin d’être étendu. Mais comme le gros des missions potentielles de l’OTAN se situe bien au-delà de ses frontières, ou seuls certains de ses États-membre seront capables et auront l’intérêt nécessaire de se rendre, une plus grande flexibilité des décisions est requise pour qu’une meilleure coordination des opérations puisse se mettre en place. Si cela n’est pas réalisé, plutôt que des épisodes pragmatiques de travail d’équipe, les futurs efforts en vue d’organiser ces coalitions temporaires seront vus comme des affronts au multilatéralisme. Les USA et l’Europe devraient également user plus souvent des groupes de contact informels, qui représentent un mode de prise de décisions qui a prouvé son utilité lors des conflits balkanique, iranien et Israélo-palestinien.

La coopération « atlantique » peut être encore améliorée en renforçant les liens existant déjà entre l’Europe et les Etats-Unis. Trop de priorités transatlantiques ne font pas partie de l’étroit agenda de l’OTAN ; et l’Union Européenne, bien que trop lentement, est en train d’approfondir son aspect collectif en matière de politique étrangère. Sur ce sujet, l’UE devrait accélérer le pas pour développer une ligne de conduite plus unifiée en matière de sécurité et acquérir la capacité militaire nécessaire pour la faire respecter. Des progrès en matière de défense permettraient en effet à l’Europe de capitaliser plus efficacement sur les opportunités de coopération militaire avec les USA. Washington serait aussi préparé à écouter plus attentivement les préoccupations européennes si l’UE avait des biens assez importants qu’elle pourrait offrir en retour des compromis américains. Les USA recevraient alors l’aide dont ils ont besoin pour porter à bout de bras les responsabilités mondiales ; et en échange de leur prévoyance à empêcher leurs inclinations à s’opposer à la politique américaine, les européens obtiendraient l’influence qu’ils veulent.

Même avec ces ajustements, l’ordre atlantique de sécurité restera bien plus instable que durant l’âge d’or de l’alliance transatlantique. Les USA et l’Europe différeront régulièrement sur des problèmes comme la justice internationale, le rôle des institutions internationales, et la politique au Moyen-Orient (cela devint clair après la récente déclaration de guerre entre le Hezbollah et Israël). En conséquence, les démocraties « atlantiques » ont besoin d’apprendre à ne pas s’entendre de manière plus agréable. Elles devraient à tout prix éviter les confrontations politiques ouvertes, comme celle concernant l’Irak ; les différences substantielles devraient être résolues de manière diplomatique, et non par conférence de presse interposées. En publique, les responsables officiels et les faiseurs d’opinion devraient se garder de la rhétorique excessive du passé récent. Parler d’une exacerbation des rivalités a, en particulier parmi les jeunes américains et européens ayant atteint l’âge adulte après la chute du mur de Berlin, le potentiel de polariser les comportements et les attitudes – et de devenir ainsi une prophétie auto-réalisatrice.

Les relations transatlantiques sont encore dans une phase de transition. Il est donc trop tôt pour discerner les contours définitifs de la nouvelle ère qui est en train d’émerger. Les spécialistes et les politiciens seraient pourtant bien avisés d’admettre que l’Ordre « atlantique » est déjà passé au travers d’une rupture historique et que l’alliance robuste des cinquante dernières années n’est plus. Reconnaître cette réalité et ajuster les attentes en conséquence offrira de grandes promesses pour la consolidation, même plus modeste, d’un nouveau partenariat transatlantique.

Charles A. Kupchan, Whitney Shepardson Senior Fellow at the Council on Foreign Relations

Sept./Oct. 2006

A lire également :

La marche forcée vers un grand marché transatlantique unifié


[1] Tout ce qui est en gras dans le texte fut n’est pas le fait de l’auteur mais fut mis en évidence par mes soins (NDT)

[2] Cf. Halford John MACKINDER, The Geographical Pivot of History (le pivot géographique de l’histoire), The Geographical Society, Oxford (1904) (NDT)

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