« La vérité est la première victime de la guerre. » Cette expression, que l’on doit à l’homme politique britannique Philip Snowden (1864-1937), résume bien l’attitude des médias grand public en période de conflits armés ou de crise sociétale importante. La recherche de la vérité est alors souvent sacrifiée au profit de l’union nationale ou de la défense des intérêts de l’État.

Par Martin Bernard

10 décembre 2021 – La Suisse a été relativement épargnée par les conflits armés. Mais à certains moments critiques de son histoire récente, elle a dû se défendre contre des offensives psychologiques émanant de ses grands voisins européens. Ce fut le cas notamment lors de la Seconde Guerre mondiale, période durant laquelle des stratégies de « défense spirituelle » ont été adoptées par la Confédération pour protéger la population de l’assaut des idéologies fascistes et communistes. Dans ce contexte, la Suisse devait rendre crédible sa neutralité, tout en affirmant sa volonté de défense. Le Conseil fédéral a donc maintenu un équilibre délicat entre une attitude conciliante envers l’Allemagne et la préservation de sa souveraineté, incluant le droit à la liberté d’expression, inscrit dans la Constitution helvétique depuis 1848.

Guerre des journaux

Avec l’entrée en guerre de l’Italie et la défaite de la France en juin 1940, la Suisse se trouva quasiment encerclée par les troupes allemandes. Le IIIe Reich mena alors une véritable « guerre des journaux » contre la Suisse. « Toute considération désagréable émise par un journal suisse pouvait être le prétexte d’un chantage politique, économique ou militaire », souligne l’historien Werner Rings dans son livre La Suisse et la guerre 1933-1945 (Lausanne, 1975). Le principal grief des dirigeants allemands était lié au principe de la neutralité, laquelle, selon Berlin, concernait non seulement l’État, mais aussi chaque citoyen, et donc la presse.

Le Conseil fédéral a toujours refusé d’instituer une censure sévère des médias, car le pays n’était pas officiellement en guerre. « En principe, et conformément aux conceptions démocratiques que l’on voulait affirmer face à l’Allemagne, la presse suisse restait libre. C’est pourquoi, sauf en cas de punition, la censure n’agissait qu’après publication : acte de confiance dans le sens de la responsabilité des journalistes, diront les uns, ruse du pouvoir conscient que l’autocensure serait encore plus sévère que l’intervention préventives, diront les autres », écrit l’historien André Lasserre dans son ouvrage intitulé La Suisse des années sombres, courant d’opinion pendant la Deuxième Guerre mondiale 1939-1945 (Lausanne, 1989).

Liberté surveillée

Depuis mars 1934, cependant, un arrêté permettait au Conseil fédéral d’avertir, et même de suspendre les organes qui mettraient en danger les bonnes relations avec d’autres États. Un régime de « liberté surveillée » fut également institué par les arrêtés fédéraux des 8 septembre 1939 et 30 mai 1940. Il s’agissait pour le journaliste d’« être conscient de ses responsabilités » et de « restreindre la liberté d’appréciation en matière internationale afin de sauvegarder le principe de neutralité et de conserver de bonnes relations avec tous les belligérants ».

Pour s’assurer que les journalistes se conforment aux instructions données par le Conseil fédéral, une surveillance fut instituée par le biais de la Division Presse et Radio (DPR), organe militaire placé sous l’autorité de l’état-major général (mais contrôlé dès septembre 1940 par l’Exécutif). La DPR prévoyait certaines sanctions si les informations transmises mettaient en danger la sécurité du pays ou porter atteinte à sa neutralité. Comme le souligne l’historienne Francine Edelstein dans son article La presse suisse pendant la Seconde Guerre mondiale face à la Shoah, ces sanctions frappèrent essentiellement la presse socialiste, qui ne manquait pas de faire entendre sa voix. Pendant la guerre, le quotidien de gauche La Sentinelle, étroitement contrôlé, fut soumis à trois mesures de censure importantes (suspension de parution pendant quelques jours, et jusqu’à une semaine), pour avoir entretenu ses lecteurs « dans un état d’esprit activement hostile à l’Axe et à la France ».

Une de La Sentinelle du 31 août 1942.

En septembre 1940, Jean Rubattel, président de l’association suisse de la presse, s’exprima de la façon suivante au sujet de ces restrictions envers les médias : « Si nous avons éprouvé des mesures rigoureuses, c’est que nous ne voulions pas que les sacrifices patriotiques de la grande majorité des journalistes suisses fussent réduits à néant par quelques indisciplines, par l’inconscience de quelques journalistes ou par des gens auxquels les destinées de notre pays sont indifférentes. La presse au service du pays, c’est notre mot d’ordre. Mais que l’on ne s’y trompe pas : nous avons su également où est la limite d’une capitulation morale ou d’une neutralisation de la pensée. »

Ainsi, en dépit du contrôle de la presse par les autorités fédérales, certains crimes perpétrés par les nazis ont, malgré tout, été largement divulgués par les journaux suisses. C’est le cas par exemple de la rafle du Vél d’Hiv, en juillet 1942, lors de laquelle 8160 juifs ont été enfermés dans l’enceinte du Vélodrome d’Hiver, à Paris, avant leur déportation en Allemagne.

La Société suisse de radiodiffusion (SSR), quant à elle, plus concentrée que la presse et donc plus facilement influençable, est placée en août 1939 sous la responsabilité du Département fédéral des postes et communication. Pour détourner la population de l’écoute des services allemands, trois, puis quatre bulletins quotidiens d’information, sont diffusés quotidiennement.

Armée et Foyer et propagande

Dans leur stratégie de « défense spirituelle », les autorités fédérales agirent aussi par un autre biais que les médias. Ils utilisèrent l’unité Armée et Foyer (AF). A l’origine section « armée » de Pro Helvetia parrainée par la DPR, AF prit sa forme définitive en septembre 1939. Sa mission était de « renforcer l’idéal patriotique, promouvoir la volonté de défense, resserrer les liens entre les soldats et le pays, distraire et développer spirituellement les mobilisés ». Pour ce faire, l’unité organisa des formations civiques, des séances d’information, des conférences et des entretiens sur toutes sortes de thèmes propres à créer « une mystique de la défense du sol qui soit liée à l’idée de reconstruction morale et spirituelle de notre patrie », selon les mots du sergent Mottu, responsable du service des conférences pour les troupes romandes.

A l’origine uniquement dédiée aux soldats, Armée et Foyer développa aussi ses activités auprès de la population civile après la défaite de la France en juin 1940. L’État-Major craignait en effet une baisse généralisée du moral des civils, susceptible de contaminer les mobilisés. Il voulait aussi préparer le peuple à accepter la stratégie du Réduit national sans trahir publiquement le système. Au centre de l’action se trouvait donc l’information. Il fallait entrer discrètement en contact oral avec un public étendu et diversifié. Ce fut le rôle des conférences, cet « enfant illégitime de la censure », comme elles furent nommées dans les cercles d’AF.

Entre 150 et 200 personnes issus de tous les milieux étaient aussi convoqués à des cours. Ils recevaient des informations sur des sujets d’actualité, présentées par des spécialistes de l’administration, des officiers en civils ou des conférenciers volontaires. Les orateurs devaient « raconter des faits, analyser des problèmes, donner les motifs des mesures prises, mais jamais présenter directement ou indirectement de postulats politiques ». Un ordre de marche et une solde rendaient la convocation plus sérieuse, et obligeaient les employeurs à donner congé. « Ainsi instruits, ces gens de confiance avaient pour tâche d’informer leur entourage, de lutter contre les faux bruits [on dirait Fake News aujourd’hui], de distiller la confiance. Les cours et les sources devaient rester secrets, la diffusion discrète », indique André Lasserre dans son livre. De juillet 1941 à 1945, 628 cours furent organisés, réunissant 100 334 personnes, en plus de 2523 conférences isolées adressées à 348 337 auditeurs.

Propagande des Alliés

Dès 1943, la pression exercée par l’Allemagne sur la presse helvétique s’affaiblit. Les armées du Reich furent défaites à Stalingrad, marquant un tournant dans la guerre. La propagande alliée fut généralement moins forte que celle de l’Axe, mais pas inexistante. En automne 1943, par exemple, l’émetteur clandestin « Atlantique », repris par la BBC, attaqua durement les entreprises qui faisaient du commerce avec le Reich, menaçant de les mettre sur liste noire. Trois secteurs étaient dénoncés : les galeries de tableaux trafiquant des toiles volées, les industries d’armement et de précision qui alimentaient l’effort de guerre allemand, et les entreprises électriques qui exportaient du courant.

Dès juin 1944, la censure s’assouplit sensiblement, sauf en matière de secret militaire. Le contexte général avait alors évolué. Le Reich, chancelant, n’était plus l’ennemi unique à combattre. Une grande partie de la population cherchait son inspiration en URSS, qui luttait si efficacement contre l’armée allemande. Qui incarnait désormais « l’anti-Suisse » ? Comment se positionner face aux États-Unis et quelle orientation donner au pays à l’avenir ? Des questions auxquelles Armée et Foyer, agent de la défense psychologique, mais pas officine d’endoctrinement ou de prospective idéologique, ne pouvait répondre. En septembre 1945, l’unité fut donc liquidée. Elle renaîtra de ses cendres en 1957, mais au seul usage de l’armée. Après la guerre, la Suisse dut redéfinir sa place dans le concert des nations, ainsi que sa politique de neutralité. Elle renforça son image de terre d’asile et de pays humanitaire, quitte à occulter certaines de ses pratiques peu reluisantes durant le conflit mondial, que ce soit en matière d’immigration ou d’accords financiers.

=> Article publié à l’origine dans le no 211 du Magazine cChic.