Follow by Email
Facebook
Twitter
LINKEDIN

Pour défendre les intérêts de leurs clients, les firmes de relations publiques ont développé une série de techniques visant à brouiller les cartes et à rendre toute analyse objective de la réalité sociale, économique ou politique extrêmement difficile pour les décideurs et le grand public. L’une des techniques de cette « industrie du mensonge » (Stauber et Rampton, 2012) est l’astroturfing. Elle consiste à organiser des mouvements de revendications semblant provenir de citoyens « lambdas », mais qui sont en fait stimulés et pilotés dans l’ombre par des agences de relation publique pour défendre les intérêts de leurs commanditaires (déstabiliser une cible précise ou attirer l’attention des médias traditionnels, par exemple).

Martin Bernard

11 septembre 2020 – À l’ère d’internet, l’astroturfing a pris de l’ampleur, notamment sur les réseaux sociaux. Cette technique d’influence consiste à promouvoir un message en donnant l’impression qu’il est appuyé par un véritable mouvement d’opinion.

Comme l’explique l’historien français de la propagande et des techniques de persuasion David Colon : « Le plus souvent, l’astroturfing implique la création massive par des algorithmes de faux comptes (bots) sur les réseaux sociaux ou l’usurpation de comptes existants. Ces programmes informatiques générant automatiquement du contenu sont très présents sur Twitter, où ils influencent les tendances : cette « propagande computationnelle » a par exemple beaucoup bénéficié à Donald Trump pendant la campagne présidentielle américaine. » (Colon, 2019)

Astroturfing et « Fake News »

En raison de son côté organisé et de la simplicité de sa mise en place sur les réseaux sociaux (Henrie et Gilde, 2019), l’astroturfing contribue fortement à la propagation de fausses nouvelles (« Fake News ») et désoriente le débat public sur des sujets démocratiquement importants comme le changement climatique, l’utilisation de pesticides ou le remboursement de certains médicaments, mais aussi lors de votations et élections. Il décrédibilise également les véritables mouvements citoyens.

Pour toutes ces raisons, il semble urgent de parvenir aujourd’hui à endiguer le phénomène. Dans ce cadre, l’ambition de ce travail est d’analyser – à l’aide de travaux et d’exemples tirés d’articles de presse et de recherches universitaires –, les origines, buts et fonctionnement de l’astroturfing, depuis ses origines au début du 20e siècle jusqu’à son développement sur internet dès la fin des années 1990.

Astroturfing, origine et fonctionnement

Il n’existe pas de consensus parmi les chercheurs sur une définition exacte de l’astroturfing. Mais il est possible de décrire cette pratique comme une stratégie de communication dont la particularité « réside dans le fait que sa source est occultée et qu’elle prétend à tort être d’origine citoyenne » ou défendre les intérêts du grand public (Boulay, 2012). La chercheuse québécoise Sophie Boulay parle même d’« usurpation de l’identité citoyenne pour que les messages émis bénéficient d’une plus grande crédibilité » (Boulay, 2012). Le terme astroturfing a été employé pour la première fois en 1986 par le sénateur américain Lloyd Bentsen. Il fait référence à l’entreprise AstroTurf, qui fabrique du gazon artificiel réputé pour sa ressemblance avec le vrai gazon. « Par ce jeu de mot, le sénateur distingue alors les efforts de citoyens, de type grassroots, des efforts d’entreprises privées prétendant provenir de citoyens. » (Boulay, 2012)

L’origine de cette méthode de « communication mensongère et trompeuse » (Boulay, 2012) remonte au début du 20e siècle. Selon la sociologue Caroline Lee, l’une des premières campagnes d’astroturfing consista à pousser les Américains à abandonner l’utilisation commune de louches en étain, traditionnellement utilisées pour puiser de l’eau, au bénéfice de gobelets en papier ciré. L’entreprise qui commercialisait ces derniers lança une campagne de communication assurant que les louches en étain étaient particulièrement propices à la propagation de maladies (Lee, 2010).

Bernays, l’inventeur des « relations publiques »

Après la Première Guerre mondiale, Edward Bernays, neveu de Sigmund Freud, fut le premier à théoriser et à généraliser l’utilisation de telles stratégies. S’appuyant sur les travaux de son oncle, mais aussi de Gustave le Bon et Walter Lippmann en matière de psychologie des masses, il affirma : « La manipulation consciente, intelligente, des opinions et des habitudes organisées des masses joue un rôle important dans une société démocratique. Ceux qui manipulent ce mécanisme social imperceptible forment un gouvernement invisible qui dirige véritablement le pays ».

Il ajoute : « Il est désormais possible de modeler l’opinion des masses pour les convaincre d’engager leur force nouvellement acquise dans la direction voulue. (…) De nos jours la propagande intervient nécessairement dans tout ce qui a un peu d’importance sur le plan social, que ce soit dans le domaine de la politique ou de la finance, de l’industrie, de l’agriculture, de la charité ou de l’enseignement. La propagande est l’organe exécutif du gouvernement invisible. » (Bernays, 1928) Pour lui, la propagande « moderne », qu’il nomme « relation publique », « désigne un effort cohérent et de longues haleines pour susciter ou infléchir des événements dans l’objectif d’influencer les rapports du grand public avec une entreprise, une idée ou un groupe ». (Bernays, 1928)

Un « boost » grâce au Web

Si l’astroturfing n’a pas été inventé hier, ses capacités d’influence ont été décuplées grâce à l’avènement du Web et des nouvelles technologies de l’information et de la communication (TIC). Ainsi, la fin des années 1990 a vu une recrudescence des dépenses liées à l’astroturfing, estimées à 800 millions de dollars par an aux États-Unis (Boulay, 2012). Les TIC ont permis de rapidement implémenter des stratégies d’influence à des coûts plus faibles, et surtout de multiplier les canaux pour le faire (blogs, rémunération d’influenceurs sur Youtube, réseaux sociaux, courriels, etc.) (Zhang et al. 2013).

Mark Leiser, professeur assistant au Center for Law and Digital Technologies de l’université de Leiden, emploie même le terme cyberturfing en référence aux actions entreprises via des plateformes internet. Selon lui, le cyberturfing partage deux caractéristiques avec son équivalent classique, l’astroturfing : la diffusion virale de l’information (qui est encore amplifiée par le Web) et la nature mensongère et manipulatoire de celle-ci.

En 2012, Sophie Boulay a analysé 99 cas d’astroturfing dénoncés dans plus de 500 documents recueillis sur Google. Ses résultats montrent que dans plus de 42% des cas, les moyens de communication choisis pour implémenter les stratégies d’astroturfing utilisent le potentiel des TIC. Selon elle, ces stratégies d’influence ont trois finalités : influencer le développement ou l’implémentation d’un projet de loi, d’un règlement ou d’un vote (enjeu légal) ; influencer les citoyens (leader d’opinion) qui forment l’opinion publique ; et promouvoir un produit ou un service (enjeu marchand).

Souvent, constate-t-elle, « les initiateurs ne sont pas ceux qui orchestrent et/ou exécutent les stratégies. Ils délèguent ces tâches à des intermédiaires. Ceux-ci sont souvent des consultants, des firmes de relations publiques, de lobbying ou de communication marketing. (…) A d’autres occasions, certains individus sont rémunérés pour poser des actions astroturfs, sans qu’ils soient nécessairement liés à une entreprise spécialisée dans ce type de service. Le stratagème le plus récurrent de cette situation est celui où des individus sont rémunérés par des organisations pour participer à des médias sociaux ou des blogues. Ils font la promotion de l’organisation qui les rémunère (…) » (Boulay, 2012).

Monsanto, Microsoft et Samsung

Dans le cadre d’une campagne pour redorer son image, par exemple, la firme Monsanto a mandaté une agence de consultant pour fabriquer des emails et créer le « Center for Food and Agricultural Research », un faux institut dont la raison d’être était d’attaquer les critiques de Monsanto (Leiser, 2016). Autre exemple de manipulation par une multinationale : Microsoft est soupçonné d’avoir utilisé l’astroturfing en 2014 pour promouvoir Internet Explorer.

Certaines entreprises peuvent aussi utiliser cette technique pour écrire de faux avis sur des sites de vente en ligne, afin de nuire à la réputation d’un produit ou d’une marque concurrente. Un enjeu de taille, lorsqu’on sait qu’au Royaume-Uni, l’Autorité de la concurrence et des marchés a estimé à £ 23 milliards par an les revenus influencés par les commentaires en lignes de clients (Leiser, 2016).

Pour l’auteur français Fabrice Epelboin : « Le cas le plus célèbre à ce jour est sans doute Samsung, qui, lors de l’arrivée de HTC sur le marché du smartphone, a mis en place une vaste campagne visant à faire croire aux consommateurs que le HTC One avait de nombreux défauts techniques. Samsung s’est payé les services d’étudiants taïwanais chargés de poster leurs déboires imaginaires face au HTC One dans tout un tas de forums de discussions. » (Les Inrocks, 2017)

Mais l’astroturfing peut être utilisé autant par des entreprises que par des groupes politiques ou des États. En 2011, par exemple, le journal britannique The Guardian a révélé que l’armée des États-Unis faisait développer un programme destiné à manipuler en secret les réseaux sociaux en utilisant de faux profils. Le but visé : influencer les conversations sur internet et répandre de la propagande proaméricaine à l’étranger (au Moyen-Orient notamment). On sait en outre que la Chine (avec sa Water Army de 280 000 fonctionnaires actifs sur les réseaux sociaux), la Russie ou la Corée du Sud utilisent de telles méthodes (Colon, 2019).

Conclusion

En utilisant délibérément le mensonge, en manipulant les plateformes digitales et en jouant avec les biais cognitifs des êtres humains, l’astroturfing contribue à répandre des Fake News et à saper les fondements du pacte social et démocratique. Il mine également la légitimité des véritables mouvements citoyens (Leiser, 2016). Il apparaît donc urgent d’agir pour en limiter la propagation. Sa régulation est intimement liée à celle de l’utilisation d’internet et de ses plateformes d’échange. Le sujet est complexe est ne peut être développé ici dans toutes ses ramifications. Si les pratiques commerciales déloyales classiques (qui incluent donc l’astroturfing) sont régulées et sujettes à sanctions, c’est moins le cas de leur déploiement en ligne, où elles sont plus difficiles à détecter.

Mark Leiser (2016) propose cependant quelques pistes de réflexion, que nous allons brièvement mentionner ici. Il s’agirait tout d’abord de déterminer comment reconnaître la qualité d’une information diffusée, sans pour autant brider indûment la liberté d’expression. Cela passe notamment par des campagnes de sensibilisation et d’éducation aux outils numériques. Une autre idée serait d’utiliser un système de validation des contenus par des groupes de pairs, comme cela est pratiqué dans les communautés Open Source, ou sur Wikipédia. Mais cette solution peut être contournée, comme en témoigne la présence en nombre de communicants sur l’encyclopédie en ligne[1].

Une autre possibilité serait de développer des technologies ou des algorithmes capables de repérer des anomalies sur les réseaux sociaux (un nombre trop rapide de retweets signalant la présence d’un faux compte géré par un robot, par exemple), ou d’y interdire l’anonymat. Mais, quelle que soit la ou les solutions retenues, elles ne pourront atteindre véritablement le but visé que si se développe en parallèle une meilleure compréhension de la façon dont les plateformes numériques sont manipulées à des fins de propagande politique ou commerciale. Or, la recherche dans ce domaine est encore lacunaire. Elle est également rendue plus difficile en raison du caractère volontairement occulte des stratégies d’influence utilisées.

 

Bibliographie

Auproux, A. (2017, 6 février). Fake, manipulations et réseaux sociaux : pourquoi il faut vite comprendre ce qu’est « l’astroturfing ». Les Inrocks. https://www.lesinrocks.com/2017/02/06/actualite/actualite/fake-manipulations-reseaux-sociaux-faut-vite-comprendre-quest-lastroturfing/ 

Boulay, S. (2012). Exploration du phénomène d’astroturfing : une stratégie de communication usurpant l’identité citoyenne dans l’espace public, Communiquer [Online], 7 | 2012, URL : http://journals.openedition.org/communiquer/487 ; DOI : https://doi.org/10.4000/communiquer.487

Bernays, E. (1928, 2007). Propaganda, comment manipuler l’opinion en démocratie, Paris : La Découverte.

Colon, D. (2019). Propagande, la Manipulation de masse dans le monde contemporain, Belin éditeur.

Henrie, K.M., Gilde, C. (2019). An Examination of the Impact of Astroturfing on Nationalism: À Persuasion Knowledge Perspective, Soc. Sci., 8, 38. DOI : https://doi.org/10.3390/socsci8020038

Leiser M. (2016), AstroTurfing, CyberTurfing’ and other online persuasion campaigns, European Journal of Law and Technology, Vol 7, No 1.

Nick Fielding, N., Cobain, I. (2011, 17 mars). Revealed: US spy operation that manipulates social media, The Guardian. https://www.theguardian.com/technology/2011/mar/17/us-spy-operation-social-networks

Sheldon Rampton, John Stauber, L’Industrie du mensonge. Relations publiques, lobbying & démocratie, Marseille, Agone, series: « Eléments », 2012.

Zhang, J., Carpenter, D., Ko, M. (2013). Online astroturfing: A theoretical perspective. 19th Americas Conference on Information Systems, AMCIS 2013 – Hyperconnected World: Anything, Anywhere, Anytime. 4. 2559-2565. https://www.researchgate.net/publication/286729041_Online_astroturfing_A_theoretical_perspective

[1] https://www.zdnet.fr/blogs/l-esprit-libre/wikipedia-des-agences-prises-la-main-dans-le-sac-a-trafiquer-des-pages-d-entreprises-39904489.htm

 

 

Follow by Email
Facebook
Twitter
LINKEDIN